Le domaine public canadien verrouillé pour 20 ans à l’encontre des recommandations des experts : un recul pour les droits culturels et pour l’éducation au Canada

Judith Jasmin (au centre) dont l’oeuvre devait entrer dans le domaine public en 2023 – une entrée repoussée en 2043.
Photo : Conrad Poirier, Domaine public, via Wikimedia Commons

Le 1er janvier est la journée du domaine public, c’est-à-dire le moment de célébrer les nouveaux entrants et entrantes dans le domaine public des différents pays. Par exemple, à cette occasion ces dernières années, les oeuvres de Germaine Guèvremont, André Laurendeau, Claude Gauvreau, Margaret Duley, Pierre Mercure, Jack Kerouac, Adorno, etc. sont venues enrichir le domaine public canadien. Toutefois, pas de nouveaux entrants et entrantes en 2023 au Canada, ni au cours des prochaines années, en fait, aucune oeuvre ne sera ajoutée avant 2043.

Au moyen de politiques publiques qui vont à l’encontre de l’intérêt général des Canadiens et des Canadiennes ainsi que des recommandations des experts, le gouvernement fédéral vient, en effet, de légiférer dans le but de prolonger la durée de protection du droit d’auteur :

La section 16 de la partie 5 modifie la Loi sur le droit d’auteur afin de prolonger la durée du droit d’auteur qui s’applique dans certains cas, notamment celle qui s’applique de manière générale, de la cinquantième à la soixante-dixième année suivant le décès de l’auteur et, ce faisant, met en œuvre une des obligations du Canada prévues par l’Accord Canada–États-Unis–Mexique.

(Parlement du Canada, Loi C-19, SANCTIONNÉE LE 23 JUIN 2022)

En d’autres termes, le Canada appartenait jusqu’au 30 décembre 2022 à la catégorie des pays « vie + 50 ans » c’est-à-dire que la durée de la protection du droit d’auteur s’étendait tout au long de la vie des créateurs et créatrices, plus 50 ans après leur mort, après quoi leurs œuvres originales quelles soient littéraire, musicale, artistique, scientifique, devenaient accessibles au public sans contrainte. Une nouvelle législation prolonge désormais la durée de protection de 20 ans laquelle s’étend à la vie des créateurs et créatrices et plus de 70 ans après leur mort.

Cette législation (C-19) ne découle pas d’une réflexion rationnelle (bien au contraire, comme on l’exposera plus loin), mais elle ressort des pressions reliées à l’entente commerciale contractée par le Canada dans le cadre de l’Accord Canada–États-Unis–Mexique. Sur quelles bases, sinon des motivations corporatistes, le Canada a-t-il cédé, sinon vendu, les droits culturels des Canadiens et des Canadiennes, à cette occasion ? Nous ne l’avons jamais su – l’ensemble du processus s’est déroulé de manière peu transparente. Dès lors, c’est un gisement considérable d’œuvres qui auraient pu être librement partagées, réutilisées, remixées au-delà du 1er janvier dernier qui seront verrouillées avec une protection additionnelle de 20 ans qui constitue un obstacle à l’accès, entre autres, dans le contexte de l’éducation, du patrimoine, de l’édition. Collectivement, il s’agit d’une régression majeure dans ces domaines qu’amplifient les perspectives reliées à l’éducation ouverte, aux communs du savoir, au renouvellement des pratiques éditoriales en émergence.

M. A. and W. A. J. Claus, Domaine public, via Wikimedia Commons

L’oeuvre de Lucy Maud Montgomery, Anne of Green Gables, exemplifie de manière percutante les possibilités et les libertés expressives que recèle le domaine public.

C’est « Anne de partout » (Anne of Everywhere) comme le titrait le New York Times récemment dans un article qui relate la multiplication des traductions, adaptations, remix, suites, téléséries, films d’animation, romans graphiques, albums, versions pour les enfants de tous les âges et tous les niveaux, réécriture queer pour jeunes adultes (voir Anne of Greenville de Mariko Tamaki), ré-appropriations par les fandoms autant que par l’industrie du livre et de la culture et qui sont issus de Anne of Green Gables depuis son entrée dans le domaine public.

Mais les grandes perdantes, outre les industries culturelles, ce sont les institutions publiques, telles que les bibliothèques, les archives, les musées, qui bénéficient largement du domaine public tout en contribuant à la patrimonialisation des oeuvres qui en sont issues, et ce au profit des Canadiens et des Canadiennes. Les trésors du domaine public valorisés par les institutions de mémoire permettent de garantir un accès plus démocratique, plus équitable aux oeuvres de l’esprit pour le grand public comme pour les secteurs de l’éducation et la recherche. L’exploitation libre des archives au moyen de l’extraction des collections sur les plateformes wikimédiennes comme c’est le cas, par exemple, du fonds photographique de Conrad Poirier (BAnQ), a favorisé la valorisation de ces oeuvres avec des retombées qui se comptent en millions de vues.

La valeur et la popularité des oeuvres tend à décroître rapidement; or, ajouter vingt ans, c’est programmer leur obsolescence, supprimer pour des générations de productions canadiennes, l’occasion d’une seconde vie à l’horizon de l’impitoyable sélection culturelle (voir cette étude). Dans la perspective des Objectifs de développement durable, qui conçoit le patrimoine culturel comme « des ressources qui doivent être protégées et gérées avec soin » et comme « des moteurs de la réalisation des ODD » cette réduction du domaine public ne se justifie d’aucune façon. Comme le fait remarquer Internet Archive Canada qui déplorait cette annonce :

A whole generation of creative works will remain under copyright. This might seem like a win for the estates of popular, internationally known authors, but what about more obscure Canadian works and creators? With circulation over time often being the indicator of ‘value’, many 20th century works are being deselected from physical library collections. The Internet Archive accepts and happily digitizes these works, then makes them available through Controlled Digital Lending (CDL). These often forgotten works are now destined for another 20 years of restricted access, just as they could have enjoyed another opportunity for a wider audience.

(Andrea, 23 novembre 2022, Internet Archive Canada, A Missed Opportunity to Revive Obscure Canadian Literature)

L’intérêt pour le patrimoine scientifique et le patrimoine pédagogique se fait croissant et, au-delà de la valeur historique de ces formes patrimoniales, des recherches explorent aussi le potentiel de ces productions dans le domaine public en tant que source, riche et inexploitée de ressources éducatives libres (RELs). C’est aussi l’une de ces voies prometteuses que l’héritage nuisible du gouvernement actuel vient de compromettre, les portes qu’il aura contribuer à ne pas ouvrir pour les générations à venir.

Selon la déclaration du bureau du ministre de l’Innovation François-Philippe Champagne : « Le Canada continuera de faire sa part pour protéger les intérêts des artistes, des créateurs et des titulaires de droits, tout en continuant d’équilibrer les besoins de l’industrie ». Cette affirmation sonne creux car il est démontré que ces décisions ne sont tout simplement pas à l’avantage des créateurs et créatrices (et même en particulier pour ces dernières). Si cette prolongation est perçue de manière favorable par certains ayant-droits, la grande majorité des créateurs, créatrices, auteurs, autrices, de même que leurs associations, devraient s’inquiéter du fait que ce gouvernement vient plutôt d’émettre, en catimini, pour leurs oeuvres, leur notoriété et leur postérité, un passe-port valide pour l’oubli.

Remarquons que, dans cette ligne de com, le Ministre ne se préoccupe pas tellement du sort des institutions publiques, ni des Canadiens et des Canadiennes – il évoque un souci, mal avisé, pour les créateurs, les créatrices et l’industrie – et pourtant ce sont elles qui ont été les plus lésées dans cet ouvrage de démantèlement démocratique, elles et leurs publics, c’est-à-dire nous tous et toutes. Le Canada entend-il aussi « faire sa part » dans leur cas, et sur quelles bases, faut-il encore prudemment se demander ?

Faire fi de l’avis des experts

Dans son livre sur le domaine public, James Boyle, chercheur en droit à l’Université Duke met en garde les législateurs qui s’engagent dans ces décisions hasardeuses sans les évidences nécessaires :

Imagine a process of reviewing prescription drugs that goes like this: representatives from the drug company come to the regulators and argue that their drug works well and should be approved. They have no evidence of this beyond a few anecdotes about people who want to take it and perhaps some very simple models of how the drug might affect the human body. The drug is approved. No trials, no empirical evidence of any kind, no follow-up. Or imagine a process of making environmental regulations in which there were no data, and no attempts to gather data, about the effects of the particular pollutants being studied. Even the harshest critics of regulation would admit we generally do better than this. But this is often the way we make intellectual property policy.

(Boyle, 2002, 206)

Le gouvernement canadien a mené une brève consultation au printemps 2021, mais il a néanmoins choisi d’ignorer les avis défavorables des experts, dont celui de la Fédération canadienne des associations de bibliothèques (FCAB/CFLA). Les articles du Devoir et de La Presse canadienne ont souligné l’existence des critiques du milieu universitaire à cet égard. Dans la dernière publication, certains arguments de Michael Geist, chercheur en droit à l’Université d’Ottawa, ont été repris.

Dans la foulée, je partage, en les traduisant, les arguments formulés dans une chronique de Jennifer Jenkins, directrice du Center for the Study of the Public Domain de l’Université Duke, à l’occasion de la Journée du domaine public 2023. Il faut savoir que les États-Unis viennent de sortir d’une période de prolongation du domaine public et diverses instances responsables ou qui sont en lien avec les questions du droit d’auteur américain reconnaissent aujourd’hui que cette décision s’est avérée une grave erreur qui est bien documentée. Mais pas encore assez, apparemment, pour avoir été intelligibles pour les décideurs canadiens. Voici le texte traduit de Jennifer Jenkins avec différents liens vers des sources utiles :

Oh no Canada!

Alors que les États-Unis ont finalement ouvert le robinet du domaine public en 2019, après une sécheresse de 20 ans, le gouvernement canadien a maintenant décidé de fermer le sien. Le 30 décembre 2022, le Canada gèle son domaine public pour les 20 prochaines années avec sa loi sur le droit d’auteur C-19. Oui, c’est vrai, le Canada fait la même chose que les États-Unis en 1998, avec tous les effets négatifs qui ont maintenant été bien documentés.

Le verdict est tombé : l’ajout de 20 années supplémentaires à la durée du droit d’auteur aux États-Unis était une « grosse erreur ». Ce n’est pas la citation de quelqu’un qui est ambivalent sur le droit d’auteur ; c’est une citation qui provient de l’ancien chef de notre bureau du droit d’auteur. En effet, les décideurs politiques, les économistes et les universitaires s’accordent à dire que les longues prolongations du droit d’auteur entraînent des coûts qui dépassent de loin leurs avantages. Pourquoi ? Les avantages sont minuscules – les économistes (dont cinq lauréats du prix Nobel) ont démontré que la prolongation de la durée du droit d’auteur ne stimule pas la créativité. Et, de surcroît, elle cause un préjudice énorme, en verrouillant des millions d’œuvres anciennes qui ne génèrent plus aucun revenu pour les titulaires de droits d’auteur. Des films se sont désintégrés parce que les conservateurs ne peuvent pas les numériser. Les travaux des historiens et des journalistes sont incomplets. Les artistes trouvent leur patrimoine culturel hors d’atteinte. (Voir des études comme la Hargreaves Review commandée par le gouvernement britannique, des comparaisons empiriques de la disponibilité des œuvres protégées par le droit d’auteur et des œuvres du domaine public, et des études économiques des effets du droit d’auteur).

Donc… personne ne serait assez bête pour continuer à étendre les droits d’auteur, n’est-ce pas ?

C’est faux ! Aussi incroyable que cela puisse paraître, des pays comme le Canada continuent d’allonger la durée du droit d’auteur, non pas à la suite d’un débat raisonné, mais pour se conformer aux accords commerciaux qui exigent l’harmonisation de la durée du droit d’auteur. Avec l’harmonisation, il y a un piège : les pays sont toujours obligés de s’harmoniser avec le terme le plus long, jamais avec le terme le plus court, même si le terme le plus court est un meilleur choix pour des raisons économiques et politiques. En raison de l’accord États-Unis-Mexique-Canada, le Canada étend la durée de son droit d’auteur d’une durée déjà longue de plus de 50 ans à une durée plus longue de plus de 70 ans, même si, comme l’explique le professeur Michael Geist, l’extension de la durée canadienne « coûterait des millions de dollars à l’éducation canadienne et retarderait d’une génération entière l’entrée des œuvres dans le domaine public ». Pire encore, comme l’écrit le professeur Geist, le gouvernement a choisi de le faire sans « mesures d’atténuation pour réduire le coût économique et les dommages culturels qui découlent de la prolongation des termes. » Les universités, les étudiants, les enseignants, les bibliothécaires, les experts en droit d’auteur et même le ministre de la Justice du Canada avaient recommandé une modeste exigence d’enregistrement pour les 20 années supplémentaires de droit d’auteur. Cela aurait accordé la durée totale du droit d’auteur aux titulaires de droits qui le souhaitaient tout en permettant aux œuvres qui n’étaient plus exploitées commercialement – y compris les œuvres orphelines – d’entrer dans le domaine public. Mais le gouvernement a rejeté ces recommandations.

C’est irrationnel. Il serait plus efficace de simplement prélever une nouvelle taxe sur le public et de donner le produit de cette taxe au petit pourcentage de titulaires de droits d’auteur dont les œuvres rapportent encore de l’argent après une durée de vie de plus de 50 ans. Les prolongations de durée ne font pas que transférer la richesse à un minuscule sous-ensemble de titulaires de droits, mais elles empêchent également les futurs créateurs et le public d’accéder aux œuvres restantes. Le Canada n’est pas seul ; la Nouvelle-Zélande a également accepté de prolonger la durée de ses droits d’auteur à titre de concession dans le cadre d’accords commerciaux, même si cela « coûterait environ 55 millions de dollars [néo-zélandais] par an » sans « aucune preuve irréfutable qu’il en résulterait un avantage pour le public », comme l’a souligné Michael Wolfe, ancien membre de notre Centre et expert en politique du droit d’auteur.

Malgré les preuves accablantes que l’extension de la durée de protection fait plus de mal que de bien, les pays continuent à étendre leurs droits d’auteur. Même si nous célébrons une nouvelle récolte d’œuvres du domaine public [aux États-Unis], il est important de réaliser que le domaine public mondial reste menacé. Il est donc d’autant plus important que jamais de comprendre les contributions vitales du domaine public à la créativité, à l’accès, à l’éducation et à l’histoire.

(Jennifer Jenkins, January 1, 2023 is Public Domain Day: Works from 1927 are open to all!)

Parmi les mémoires présentés lors de la consultation, plusieurs d’entre eux proposaient des recommandations au cas où en viendrait à commettre cette « grosse erreur ». Il faudrait désormais revenir à ces travaux.

Des dispositifs d’accompagnement et de transition

Avec les membres du Café des savoirs libres, j’avais participé à la rédaction d’un mémoire pour cette consultation (publié aussi sur le site du gouvernement) qui comprenait trois parties : un argumentaire contre le prolongement de la durée du droit d’auteur, des recommandations pour son application le cas échéant et un Nouveau Manifeste du Domaine public. Ces recommandations demandaient, notamment :

  • un élargissement des conditions d’utilisation des œuvres orphelines et des œuvres inaccessibles sur le marché​​​​​​​;
  • que les bibliothèques, les archives, les musées assument une responsabilité plus intentionnelle et procurent une meilleure accessibilité aux œuvres formant le domaine public, sans jamais insérer des barrières ou des verrous technologiques; que ces institutions jouent aussi un rôle plus actif dans l’identification, la description, la préservation, la diffusion du domaine public, et soutiennent la participation des publics à ces communs;
  • que les conditions liées à l’utilisation équitable soient revues et étendues, mais aussi;
  • que le recours à ces mécanismes soit encouragé et facilité par des dispositifs d’accompagnement, pour les utilisateurs et les utilisatrices des milieux éducatifs qui, actuellement, sont plus désemparés et démunis que jamais face aux complications procédurières et légalistes qui compromettent l’utilisabilité de l’exception pédagogique.

Le mémoire se concluait en ces termes :

Les membres du Café des savoirs libres tiennent cependant à rappeler aux responsables de cette consultation et au gouvernement qu’aucune mesure de mitigation ne pourra jamais remédier aux dommages irréparables que cette concession et cette renonciation aux communs, si opposée à l’intérêt public, à la soutenabilité et même à l’économie, auront causés.

(Café des savoirs libres, 11 mars 2021, Prolongation de la durée de protection générale du droit d’auteur en vertu de l’ACEUM)

 

3 réponses à « Le domaine public canadien verrouillé pour 20 ans à l’encontre des recommandations des experts : un recul pour les droits culturels et pour l’éducation au Canada »

    1. Merci!

  1. fichtre je découvre ce blog avec joie car je n’ai toujours lu que des essais anglophone sur le _copyfight_ (C. Doctorow, etc…) Une suggestion: pourriez-vous (par le biais d’un plugin wordpress?) publier une amorce de vos billets sur mastodon? Ça serait chouette, merci.

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