Selon Le Devoir, même si on l’avait déjà compris, la ministre a choisi Marie Grégoire qui était sur la liste des personnes recommandées par le conseil d’administration de Bibliothèque et archives nationales du Québec (BAnQ). On comprend aussi que cette liste comportait deux noms avec, éventuellement, un ordonnancement, c’est-à-dire un premier choix et un second. La ministre aurait d’ailleurs exigé qu’il y ait deux noms – elle serait donc techniquement déjà intervenue ici dans le processus.
Le fait, qui reste entièrement inexpliqué, sinon inexplicable, est que le CA ait recommandé Marie Grégoire; que les experts, en pur déni et contradiction de l’expertise scientifique qu’ils et elles représentent – ou en réponse à des pressions politiques – puissent avoir recommandé cette dernière. Que la ministre n’ait pas retenu le premier choix, si c’était celui de Guylaine Beaudry ⎼ une candidate qui rencontrait toutes les exigences ⎼ peut sembler regrettable mais c’est son privilège.
La question qui tue demeure : comment est-ce possible que le CA ait pu recommander Marie Grégoire? Comment celle-ci a-t-elle pu figurer sur la liste courte tirée de quelques vingt candidat.e.s étant donné son CV ? Que s’est-il passé ? Quel grenouillage a eu lieu avec l’aide du personnel ministériel ? On se souviendra des observations rapportées lors du processus d’embauche par Le Devoir qui affirmait que « derrière les portes closes, des membres de son équipe [celle de la ministre] prennent fait et cause pour Mme Grégoire. ») ? Jusqu’où est-on allé en matière d’interventions et de pressions ? On peut concevoir un stratagème similaire à celui du Conservatoire de musique et d’art dramatique du Québec. Ceci ne serait pas étranger à la décision de Richard Dumont, ancien directeur des Bibliothèques de l’Université de Montréal et membre démissionnaire du CA.
J’entends partout que c’est partout pareil, que tous les partis font des nominations politiques partisanes – et que ça vaut même pour la Caisse de dépôt alors… Et ce, même si en 2018, le gouvernement actuel avait promis de reléguer aux oubliettes des pratiques duplessistes : « L’arrivée du gouvernement marque un autre changement fondamental…On va mettre fin aux nominations partisanes. […] Désormais, c’est la compétence qui devient le critère fondamental. »
On disait…on disait : « L’arrivée du gouvernement marque un autre changement fondamental…On va mettre fin aux nominations partisanes. […] Désormais, c’est la compétence qui devient le critère fondamental. » #polqc #assnat #BAnQ #MarieGrégoire https://t.co/Bs1VgbS7jt
— marie d. martel (@bibliomancienne) July 15, 2021
Certains arguments suggèrent aussi que ce choix pourrait s’avérer avantageux si on est pragmatique, comme dans cet éditorial de La Presse qui conclut que : « Si Marie Grégoire, qui a manifestement l’oreille des ténors de la CAQ, réussit à obtenir le budget nécessaire pour redonner à BAnQ les moyens de ses ambitions, sa nomination partisane aura tout de même été utile. » Mais cette logique ne vaut pas grand chose puisque l’on pourrait tout aussi bien soutenir le contraire : à savoir que c’est précisément sa proximité avec la CAQ qui devrait nous faire craindre que la nommée soit le véhicule tout désigné pour poursuivre le programme de démantèlement de ce service public déjà bien amorcé et qui s’est perpétué sous ce gouvernement.
Pourquoi une telle nomination est-elle particulièrement alarmante dans le cas de BAnQ ? Pourquoi devrait-on s’en inquiéter avec plus de force dans le cas de BAnQ que pour d’autres institutions ou sociétés d’état ?
Parce que les bibliothèques et les archives sont, aux côtés des médias dans la vie quotidienne, des médiatrices de la sphère publique. Elles participent avec les médias à la fabrique du débat démocratique que l’on tente, autant que possible, de soustraire à l’opinion pour le rapprocher des savoirs et de l’expertise dans l’usage public de la raison. La publicité est compromise, les médiations sociales sont altérées lorsque l’institution n’est plus en mesure de jouer son rôle de médiation entre la société et l’État si tant est qu’elle se confond avec lui – comme c’est le cas ici avec le degré de connivence que l’on connaît, inégalé si on pense aux PDG précédent.e.s, entre la nommée et le parti au pouvoir.
Ensuite, dans une perspective plus large, et comme de nombreuses critiques sociales le font valoir, l’emprise des intérêts privés et économiques dans l’espace public constituent une menace pour une sphère publique éclairée qui revendique comme valeur première la dignité humaine. Or, si on ramène la focale sur BAnQ, on constate que l’institution est mise en péril, depuis plusieurs années, par un régime d’incorporation néolibérale qui colonise son projet public : réduction de ses heures d’ouvertures, réduction du personnel, réduction de ses services, création d’une Direction du développement d’affaires et commercialisation (sic), pression explicite pour augmenter ses revenus autonomes et la marge de manoeuvre financière qu’elle n’a pas (les rapports annuels se succèdent en déplorant en mots contrits que la fameuse boutique ne soit pas encore rentable mais que ça s’en vient…), l’agilité y est devenue une valeur stratégique ⎼ comme il se doit dans une entreprise compétitive et performante suivant la méthode de management Lean Six Sigma (LSS). Le diagnostic stratégique, commandé sous la direction précédente et exposé récemment, propose l’extension de la privatisation et de la monétisation (déjà bien entamées ) de divers services même du côté de l’animation pour les publics scolaires :
Le diagnostic stratégique de BAnQ fait des recommandations pour en augmenter les revenus autonomes. Certaines touchent au coeur du mandat des bibliothèques. Diminuer les sites régionaux d’archives nationales pour privilégier des sites centralisés d’entreposage et un réseau de transport entre les sites. Demander des frais de gestion aux services d’archives privées agréés sur les subventions que BAnQ leur reverse. Ou explorer « le potentiel de tarification pour des événements ou activités […], incluant les visites scolaires », lit-on. Car si la loi impose l’abonnement et l’accès gratuit aux catalogues et aux collections, « rien n’oblige à ne pas tarifer les autres activités et services, tels que les activités de formation ou événements de médiation culturelle », avance le diagnostic. Quelle part de ces suggestions devra appliquer BAnQ ? « Le ministère [de la Culture] a demandé à BAnQ de lui faire part de ses intentions concernant l’ensemble des recommandations inscrites dans le rapport », a précisé le cabinet de Nathalie Roy.
BAnQ est réellement en passe de troquer son statut d’institution culturelle pour celui d’une industrie culturelle. L’enjeu en regard de la venue de Marie Grégoire n’est pas seulement relié à un déficit avéré de compétences et d’expertise scientifique pour la transition de l’institution dans l’environnement numérique. Il est aussi fondé sur un absence de distance par rapport au politique qui est sans précédent dans le contexte d’un enlignement idéologique favorable aux intérêts privés, qui risque d’accélérer le dit passage, la marchandisation de l’institution et son décalage par rapport à sa finalité sociale.
En somme, les bibliothèques et les archives sont des institutions et des technologies sociales visant à produire de la crédibilité, de la vérité, à enrichir l’espace public, à élargir le public des lecteurs et des actrices engagées dans la transformation publique libre de la société. L’enjeu n’a pas de prix.
Cette action implique également dans le cas particulier de la bibliothèque nationale et comme le suggère, par exemple, Alberto Manguel, que celle-ci soit apte à offrir un espace d’apprentissage pour l’éthique publique.
Dans son ouvrage, Je remballe ma bibliothèque (Actes Sud, 2019, en bibliothèque) ⎼ et que j’avais déjà cité dans un texte écrit au moment de la fermeture de la salle d’exposition à BAnQ, un autre jalon de ce démantèlement ⎼ Manguel réfléchit sur son rôle et sa vision de la bibliothèque nationale et des bibliothèques publiques alors qu’il est nommé directeur de la bibliothèque nationale d’Argentine :
Mais dans mon cas particulier, que signifie le fait d’être directeur d’une bibliothèque ? […] Pour la première fois de ma vie, moi, le Juif errant, je ressentais quelque chose comme une responsabilité civique.
À présent, je me retrouvais en Argentine, où un certain nombre de questions me venaient à l’esprit. Pourquoi, dans la majorité de nos sociétés, les citoyens ne disposent-ils pas d’une voix politique efficace ? Pourquoi un citoyen doit-il réagir contre des actions injustes soit en fermant les yeux, soit en recourant à une violence butée ? Pourquoi la plupart de nos sociétés sont-elles si faibles en ce qu’on pourrait qualifier d’éthique civile ? Et, plus important à mes yeux, une bibliothèque nationale, symbole central de l’identité d’une société, peut-elle servir de source à l’apprentissage du vocabulaire de l’éthique civile et d’atelier pour sa mise en pratique ?
Je crois qu’à la racine de ces questions se trouve une certaine idée de la justice. Lorsqu’un individu sent qu’une action est injuste et réagit contre elle en fonction de ce qu’il ou elle croit juste, la source du sentiment et de la réaction est souvent une notion commune et primaire de ce qui est juste ou injuste. Et où cette notion commune de justice est-elle mieux exprimée, mieux conservée que dans nos bibliothèques publiques ?
Dans les conditions de son arrivée, il est difficile de concevoir la nouvelle nommée en tant que gardienne de la crédibilité, de la vérité, de la justice. Comment pourrait-elle défendre le rôle de la bibliothèque et des archives comme médiatrices sociales et espace d’éthique publique ?
Pour les membres du CA qui restent, l’appel au courage lancé par Yves Gingras vaut toujours. Pour les autres, une pétition est en cours.
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