J’avais envoyé une réponse à l’éditorial de Brian Myles : «Marie Grégoire mérite une chance» au journal Le Devoir dimanche matin. Le format des lettres d’opinion pour Le Devoir est de 800-850 mots, c’est ce qui explique la longueur de mon texte. On m’a fait savoir mardi qu’une autre réponse « longue » allait être publiée et qu’on ne pouvait pas multiplier les contenus sur le sujet. C’était la «Lettre ouverte et indignée » (et redoutable) signée par Lise Bissonnette et Carol Couture ⎼ et qu’il faut lire. L’avantage d’un carnet tient justement au fait qu’on ne dépend pas des médias traditionnels pour participer à la conversation.
Le texte de la réponse à l’éditorial de Brian Myles
Je voudrais d’abord remercier M. Myles pour son éditorial du gros bon sens et sa contribution au débat public. Je voudrais ensuite reprendre les principaux points de sa stratégie argumentative.
Le premier argument vise à discréditer la parole de ceux et celles qui émettent des doutes quant au processus en leur reprochant d’alimenter des « rumeurs ». Il fait valoir que ces rumeurs présumées n’auraient pas raison d’être puisque son journal a établi que le choix du ministère a reposé sur les recommandations du CA. De fait, les présumées rumeurs portent moins sur ce qui s’est passé APRÈS l’exercice du CA que sur les événements AVANT et PENDANT le travail de ce dernier; ce que l’on a omis d’aborder dans l’éditorial. Que Marie Grégoire ait été recommandée, on l’avait compris. Cependant, ce qui fait l’objet d’un débat tient davantage à cette question : comment Marie Grégoire a-t-elle pu être recommandée en premier lieu ? Or, on peut s’appuyer sur certaines évidences indiquant des interventions du ministère en amont des décisions du CA. D’abord, comme on n’a pu le lire dans ce journal : « derrière les portes closes, des membres de son équipe [celle de la ministre] prennent fait et cause pour Mme Grégoire. » Ensuite, le bureau d’enquête d’un autre quotidien a rapporté l’existence d’une « Controverse autour d’un DG au Conservatoire » où des membres du CA du CMADQ ont subi des pressions du cabinet. De plus, un membre du CA de BAnQ a démissionné à la suite de la nomination. Il y a dorénavant des questions légitimes à poser quant à la manière dont le CA a pu, ou non, mener son travail en toute indépendance. Il apparaît injuste, voire complaisant, de minorer ces inquiétudes.
Après l’éditorial s’attache à discréditer la candidature de Guylaine Beaudry, vice-rectrice à l’Université Concordia et responsable de la stratégie numérique, en affirmant que la fonction de PDG c’est quand même quelque chose et en impliquant, dans la foulée, que celle-ci n’aurait pas ces qualifications ⎼ même si deux CA de BAnQ ont déjà réglé cette question. Puisque M. Myles poursuit en démontrant que Marie Grégoire possède quant à elle ces attributs, il aurait été plus équilibré, du point de vue de cette dialectique, de prendre le temps de présenter correctement les atouts de Guylaine Beaudry, mais surtout, d’exposer les raisons pour lesquelles il soutient que cette dernière n’est pas équipée pour être PDG : ceci a été éludé et on doit se contenter d’un argument d’autorité.
Le troisième moment de l’argumentaire est consacré à la feuille de route de Marie Grégoire. Selon son exposé, elle a présidé le congrès de fondation de l’ADQ le 6 janvier 1994, a été élue députée pour l’ADQ en 2002-2003 et a pratiqué la chronique politique pendant plusieurs années. Reconnaissons qu’elle détient « une connaissance fine de la CAQ », qu’elle a une capacité d’entrepreneure et qu’elle détient une expérience avérée dans le domaine des communications. Il est aussi mentionné que « [l]’inexpérience de Marie Grégoire en bibliothéconomie, en sciences de l’information et en gestion documentaire est une profonde lacune ». Néanmoins, grâce à ses forces et ses atouts, on assume que « Le geste de nommer Marie Grégoire à la tête de BAnQ crée des attentes selon lesquelles elle bénéficiera des leviers financiers pour accomplir son mandat. »
Ceci constitue le même argument que celui présenté dans l’éditorial de La Presse la semaine passée qui disait : « Si Marie Grégoire, qui a manifestement l’oreille des ténors de la CAQ, réussit à obtenir le budget nécessaire pour redonner à BAnQ les moyens de ses ambitions, sa nomination partisane aura tout de même été utile. » Dans les deux cas, l’argumentation est faible car on pourrait conclure exactement le contraire à partir des mêmes prémisses : à savoir que c’est précisément la proximité de Marie Grégoire avec la CAQ qui devrait nous faire craindre que la nommée soit le relais tout désigné pour achever le programme de démantèlement de ce service public qui s’est poursuivi sous le gouvernement actuel.
Nous aurons hâte de lire M. Myles quand BAnQ prendra des décisions au sujet de son Dépôt numérique fiable ⎼ par exemple. Nos données personnelles d’usager et d’usagère ainsi que celles de notre héritage culturel seront-elles archivées à l’aide de solutions telles que Amazon et Google ? Le gouvernement caquiste apparaît confortable avec ces options qui vont à l’encontre des valeurs fondamentales des bibliothèques et des archives. Marie Grégoire aura besoin de beaucoup d’intégrité et d’un lobbying de feu pour négocier ce dilemme privé-public et éthique ⎼ si c’en est un. Est-ce que l’on souhaite vraiment prendre un pari pour cette catégorie de décisions ? Ajoutons que, plus généralement, le débat gagnerait à s’élever au-dessus du problème budgétaire, comme cet exemple le suggère, pour mieux y revenir.
Je voudrais conclure avec une analogie : que penser du projet de placer Mario Dumont à la tête du Musée national des Beaux-arts de Québec ? Il a participé à la fondation de l’ADQ, a été député et a généreusement donné dans les médias. Est-ce que cette hypothèse choque votre gros bon sens ? Si c’est le cas, je vous invite à essayer d’articuler et creuser les raisons.
Montréal, 18 juillet 2021
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