Le contexte des menaces de coupures dans les bibliothèques publiques à Toronto n’est certes pas comparable à celui du printemps arabe. Néanmoins, à leur manière, les événements récents dans la métropole torontoise soulèvent aussi la question de la relation entre les réseaux sociaux et le pouvoir.
Le réseau des bibliothèques de Toronto est considéré comme l’un des plus performants au Canada. La fréquentation et la satisfaction des citoyens y sont élevées.
Au mois de février 2011, le maire Rob Ford a informé la population qu’il avait l’intention de procéder à la fermeture d’une succursale de la Bibliothèque de Toronto pour des raisons budgétaires. Par la suite, il a ajouté que la Ville couperait 10 % du budget de la Bibliothèque de Toronto, fermerait plusieurs succursales, réduirait les heures d’ouverture de même que certains programmes. L’hypothèse de privatiser le réseau était aussi envisagée.
Réagissant à ces annonces, les citoyens se sont opposés à ces compressions de 13,3 millions de dollars dans les services des bibliothèques. La firme Forum Research a effectué un sondage le 4 juillet 2011 indiquant que les trois quarts des Torontois étaient en désaccord avec le projet de fermer ou de privatiser les bibliothèques.
La réponse citoyenne a été explosive. Et la mèche qui a déclenché et alimenté cette mobilisation a pris la forme des réseaux sociaux:
1. Une pétition en ligne soumis aux citoyens pour manifester leur opposition a largement bénéficié du soutien de l’auteur Margaret Atwood qui a encouragé son réseau de 230 000 followers sur Twitter à la signer. Cette invitation a fait s’effondrer le site qui proposait la pétition. Le concours « Pourquoi ma bibliothèque est importante ? » a aussi profité de la même énergie virale.
2. Le syndicat a animé la communauté des opposants par le biais de sa page Facebook.
3. Les citoyens se sont abondamment exprimés dans les commentaires des articles sur les sites des journaux à propos des événements et des propositions entourant les menaces de coupures.
4. Les articles publiés dans les journaux à ce sujet ont été repris et répercutés dans les médias sociaux.
Les sorties on ne peut plus maladroites du frère du maire, Doug Ford, ont été des étincelles qui ont contribué à embraser cette histoire. D’abord, il a affirmé que l’on pouvait compter davantage de bibliothèques publiques que de Tim Hortons dans son quartier, ce que les Torontois ont démenti à coeur joie et à coup de statistiques.
Ensuite, Doug Ford a aussi lancé, en réponse à la vindicte de Margaret Atwood et pour minimiser les efforts de celle-ci, que personne, à commencer par lui, ne connaissait l’écrivaine canadienne.
Manger des beignes, être démenti sur la place publique et ne pas connaître les fondamentaux de la littérature canadienne ne sont pas un bon positionnement pour une figure politique; la crédibilité et l’image de marque du maire et de son équipe ont été mises à l’épreuve. On les a associés à un projet de macdonalisation de la ville de Toronto.
Un commentaire d’un lecteur du Toronto Sun à propos de cet épisode :
Sorry this story still makes me laugh… Doug Ford trying to close libraries and not knowing who one of the most celebrated Canadian authors is!??! Lol… try opening a book sometime, Mr. Ford… The point is made – clearly the libraries are needed – for people to be educated about what makes Canada great! aHEM Mr. Ford… Education is a BIG DEAL! Please go to the library and check out some Canadian literature…instead of making silly remarks to the press about your brother’s job! lol…
Ou encore cet autre commentaire sur CBC News:
Ford is a triumphant fool. But we need not be. Yes, we are swimming in the digital age but real spaces like libraries spark creativity, imagination, discovery, research–the physical space of a library is filled with promise and community. Humans are topophiliacs– they love place. Are you attached to your neighborhood, your favourite
park or picnic spot, that stretch of street you like to stroll? Do you like to meet at the same coffee shop every week? »
On peut penser qu’à Toronto un récit s’est écrit collaborativement. Et ce récit a été d’autant plus percutant qu’il a été orchestré, lié par une conteuse professionnelle, en exploitant, comme le suggère Pisani, »la capacité narrative propre au microblogging » qui « transmet les émotions de manière instantanée et multimédia ».
Les réseaux sociaux ont contribué à l’émergence de l’indignation et de l’esprit de la contestation citoyenne de même qu’à leur amplification, augmentés par les bourdes (celles des élus) à fort potentiel médiatique. Partage d’information, d’expériences, de points de vue, de sentiments, partage d’une cause à travers les réseaux réactifs comme plates-formes de l’action collective, platform for collective action dans les termes de Clay Shirky, ont accéléré et porté la mobilisation.
On a vu de nombreux citoyens se présenter dans les conseils municipaux pour s’informer au sujet de l’étude sur les services essentiels, puis entreprendre des actions pour faire connaître leur désapprobation. Au moment de la séance du comité permanent de la Ville, le 28 juillet, les citoyens sont venus en masse signifier leur opposition ferme aux coupures budgétaires.
Les initiatives des auteurs qui se sont joints à Margaret Atwood, les Michael Ondaatje, Vincent Lam, Linwood, Barclay, Susan Swan, et toutes les personnalités qui se sont engagées dans ce combat des livres, ont participé à l’empowerment des citoyens, renforcé leurs convictions qu’ils n’étaient pas seuls, que leurs voix, leurs paroles étaient entendues, et même…retweetées, discutées, racontées et commentées dans un nouvel espace public structuré par les réseaux sociaux.
Ces prises de paroles sur Facebook, Twitter, via les espaces de discussion, en commentaires, ont alimenté un mouvement dont l’ampleur croissante a permis aux citoyens de Toronto de croire qu’ils pouvaient défaire les projets impopulaires du maire Ford. En d’autres termes, ils ont cru qu’ils pouvaient occuper la plate-forme de la parole publique et, à travers elle, revendiquer un pan du pouvoir.
Avant-hier, on apprenait que le maire Ford n’irait pas de l’avant avec les coupures prévues dans les bibliothèques – bien que cette décision suscite de la méfiance. Il s’agirait alors d’une sage décision pour le bien commun, mais aussi pour l’avenir du maire Ford qui aurait pu être compromis par un certain automne à Toronto, comme ailleurs il y eut un printemps, s’il avait décidé de poursuivre dans cette voie.
Les scénarios de coupures budgétaires impliquant les bibliothèques publiques passent désormais par la trame de ce nouvel écosystème des réseaux sociaux.
Les raisons qui sont de l’ordre de l’accès au savoir et à la culture, et dont l’impact s’évalue sur le long terme, sont souvent rejetées du revers de la main quand on s’engage dans une action de défense et de promotion des bibliothèques. Et les bibliothèques constituent alors des cibles faciles pour des politiques qui cherchent des réingénieries faciles au dépens de la rationalité du développement social et durable. Mais aujourd’hui, quand les citoyens disent « J’aime » et que de toute part, on plussoie, qu’une stratégie de marketing démocratique spontanée se met en place, les rapports de pouvoir dans l’espace public se déplacent.
Dans l’arène de Twitter et Facebook, la désapprobation citoyenne réverbérée de façon tapageuse à la face du monde peut changer cette donne…jusqu’à faire ciller les oreilles des élus qui, dit-on, marchent bien plus au tam-tam qu’au discours sur le bien commun. @Mayor, touche pas à ma bibliothèque!
On peut trouver des articles qui documentent les événements ici et ici.
| La vidéo provient du concours lancée par le syndicat : « Pourquoi est-ce que ma bibliothèque est importante ? » et dont le prix consistait à partager un repas avec un auteur de renom.|
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