Voici quelques unes de mes lectures récentes dans les genres bédé et roman graphique; une moisson assez déjantée mais brillante qui vaut le détour de même que les pirouettes intellectuelles et morales qui les accompagnent.
1. Martha Jane Cannary (la vie aventureuse de celle que l’on nommait Calamity Jane) / Blanchin & Perissin. Futuropolis. 2009. Prix Essentiel Angoulême 2009.
J’ai lu la Calamity Jane de Lucky Luke, puis celle des Lettres à sa fille. Avec sa chique, ses jurons et son wiskey, elle a pu être une sorte de role model pour les filles qui n’avaient pas envie de de s’en faire passer une. Puis, un jour, j’ai appris que Les lettres étaient un canular et que la vérité historique devait faire certaines concessions à la fiction.
Cela dit, cette adaptation en bédé raconte si bien le mythe qu’elle entraîne l’imagination au grand galop. Les illustrations en noir et blanc, tracées d’une main très libre, sont généreuses et pleines d’humour. On peut lire une entrevue avec les créateurs sur le site de l’éditeur.
Néanmoins, j’ai trouvé curieux que l’on puisse prétendre, dans la postface qui propose un complément d’informations sur la vie de l’héroïne, que « Jane finit par prendre la plume » sans qualifier cette affirmation. La thèse selon laquelle elle aurait écrit son autobiographie a, pourtant, été définitivement contestée.
Quoiqu’il en soit cette postface apporte un élément sociohistorique intéressant concernant le contexte de la diffusion littéraire au XIXième siècle : » La légende de Calamity est aussi étroitement liée à la rotative à vapeur qui permit d’imprimer par centaines de mille les fascicules narrant la « geste de l’Ouest ». Ainsi, les migrants les plus modestes accédaient à la lecture des dime novels et découvraient la légende de leur nation en train de s’écrire. » La littérature américaine s’est donc écrite et propagée sur le grand ruban de fumée d’une locomotive à l’âge industriel.
Si on veut explorer l’univers des dime novels, il faut voir du côté de la Library of Congress, ou de la Stanford’s Dime Novel and Story Paper Collection, qui est une mine d’or avec des explications, une ligne du temps et des tours guidés. À noter qu’au moment de la sortie du film True Grit des frères Cohen l’hiver dernier, on pouvait télécharger gratuitement un dime novel sous forme de bédé.
2. Rebetiko (la Mauvaise Herbe) / David Prudhomme. Futuroplis. 2009. Prix Angoulême 2010 – Regard sur le monde.
C’est une invitation inattendue à découvrir un pan de la culture populaire grecque d’origine turque par le Rébétiko, musique de ruelle, d’errance et de haschich. Le contexte de la narration est précisément celui qui est décrit dans l’article de Wikipédia:
Le développement des rébétika au port du Pirée, dans la banlieue pauvre et désaffectée d’Athènes, fut la conséquence de la rencontre, dans les années 1920, des réfugiés d’Asie mineure et des émigrés de la Grèce des îles et du continent venant chercher à Athènes une vie meilleure que celle des campagnes. L’orientalité des uns et la pauvreté des autres ont vite fait de les exclure en marge des mœurs grecques du continent comme de la « bonne société » se dirigeant vers le modèle d’un « Occident imaginé ». Bientôt apparaissent des chansons faisant l’apologie du mode de vie « rébet », basé sur l’honneur, un mélange de bonté de cœur et de malice qui fait tout le personnage du « mangas », là où le marginal s’érige en modèle. Les chansons de hashisch se développent pour provoquer bientôt un débat éthique au retentissement national. Sous la dictature de Métaxas (années 1930), certains rébétika sont interdits de diffusion à la radio, les rébets sont victimes de persécution et les tékkés où l’on pouvait jouer et fumer le narguilé sont victimes de razzias.
En refermant cette bédé enfumée, on a le sentiment d’appartenir à un club (de nuit) d’initiés. Mais, il faut réussir le parcours…les personnages sont tellement défoncés par moment que le récit devient un peu difficile à suivre.
On apprécie beaucoup l’initiative de proposer à la dernière page, une médiagraphie pour approfondir cette incursion dans la marge de la marge : une liste de livres sur le Rébétiko, des films et même quelques sites et blogues dont Radical Movement for Rebetiko Dechiotification… et rebetikobiblio.
3. Le Dragon Bleu. Robert Lepage, Marie Michaud & Fred Jourdain. Alto Ex Machina 2011.
Je n’ai pas vu la pièce mais je n’ai pas eu, à aucun moment, la désagréable impression que des informations privilégiées étaient disséminées pour les fans de la première heure/oeuvre. Ce presque manga est une matière lisse et fluide comme l’idéogramme porté par le geste d’un maître.
Un triangle amoureux à Shanghaï, c’est une géométrie gagnante avec un artiste paumé et tatoué d’un dragon bleu, un femme d’affaires alcoolique et une jeune Chinoise séduisante. On suit avec émotion cette tribu de curieux personnages en quête ou en fuite d’eux-mêmes, des errants de la culture contemporaine, déracinés volontaires, Lost in translation, toujours au bord de la crise de nerfs, entre deux vols intercontinentaux, carburant à l’extrême et à la détresse urbaine. Cette histoire ne pouvait pas finir simplement puisque l’on célèbre la complexité des individus égarés dans leurs (hyper)choix de vie, aussi trois schémas de fins sont-ils proposés aux lecteurs. J’ai opté pour le premier mais la fin que j’aurais préféré n’était pas en option.
Une faute d’orthographe dépare un peu l’apparence si maîtrisée et élégante de la narration et du graphisme : on a écrit « authorité » avec un « h ».
4. Paying for It. A comic-strip memoir about being a john. Chester Brown. Drawn & Quaterly. 2011
J’ai lu la critique de Annie Sprinkle dans le NYT et celle sur Boing Boing: je n’ai pas résisté. J’ai fait passer l’achat sous le couvert d’un cadeau pour un homme de mon entourage qui a qualifié l’oeuvre en question de « géniale ». Un peu plus tard, j’ai demandé à ce qu’on me prête mon cadeau de grec pour vérifier a postériori si j’avais fait un choix judicieux et je suis arrivée à la même conclusion. Mais, je ne suis pas en mesure de déterminer tout à fait si nous avons apprécié les mêmes choses.
L’auteur se met à nu pour parler de sa vie de john et crée une autobiographie intelligente, audacieuse, impudique bien qu’elle soit aussi érotique que l’art de conjuguer de Bescherelle.
Mais, cette oeuvre est avant tout extrêmement subversive. Le discours de l’auteur remet en question les fondements de la relation de couple telle qu’on la connaît aujourd’hui dans la plupart des cultures monogames qui investissent à grand frais dans la possibilité de l’amour romantique.
Défiant cette croyance et s’appuyant sur les deux prémisses suivantes: 1) toute vie de couple est destinée à être une source de malheur et d’aliénation et 2) toute personne a besoin de satisfaction sexuelle, le principal intéressé devient un john: il opte pour une vie de célibataire comblée par des relations avec des prostituées, respectant un budget équilibré, et qu’il décrit comme on rédige un câble diplomatique. Il déploie aussi un plaidoyer en faveur de la légalisation de la prostitution qui est, à mon avis, fort convaincant, dossier à l’appui.
Les dessins, en noir et blanc, et le format programment habilement notre regard. Comme le soulignait une de mes collègues, le petit format (qui serait parfait pour une tablette) permet une certaine distanciation avec le sujet. C’est un choix avisé qui écarte la tentation du sensationnalisme, du sexe gratuit (si on peut dire) tout en préservant l’intimité des acteurs.
J’avoue que j’ai trouvé certains des jugements cliniques que le narrateur porte sur le physique des prostituées tout de même un peu pénible.
5. Moomin : The Complete Tove Jansson Comic Strip. Drawn & Quaterly. Vol.1 à 6. 2006 à 2011.
Moomin a la candeur du Candide de Voltaire avec des traits d’hippopotame. La représentation de l’innocence et de la naïveté de Moomin sur le chemin de la vie sert de révélateur, et de contraste, à un monde méchant, cruel, futile, arrogant. Tove Jansson a la plume spirituelle et le commentaire social plein d’ironie. Ils sont nombreux à dire que Tove Jansson mérite une place au panthéon des grands bédéistes du siècle dernier pour son oeuvre satirique. Mais, les femmes sont tellement sous-représentées dans l’univers de la bédé que l’on ne peut pas s’empêcher de penser que cette reconnaissance sera bien douloureuse à conquérir.
Drawn & Quarterly, la maison d’édition canadienne prévoit réimprimer toute la série : le volume 6 est maintenant disponible depuis mai 2011.
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