Wikipédia est un outil intrinsèquement pédagogique. Il sert à apprendre et, pour de nombreux utilisateurs qui adoptent la position de contributeurs, il installe ces derniers dans un rôle de pédagogue. La rentrée s’en vient: voici de la nourriture pour les éducateurs.
À l’hiver dernier, je discutais avec un proche qui est professeur à l’Université de Montréal et qui était alors d’humeur à faire des expériences dans le cadre de son cours de philosophie des sciences. Je lui ai proposé d’apporter Wikipédia en classe, par la grande porte, qui est celle du projet pédagogique. Les universités américaines les plus prestigieuses s’y mettent après tout.
Wikipédia est une ressource remarquable à des nombreux égards : sa licence libre, l’étendue de sa couverture, son universalité, son caractère multilingue, transgénérationnel, collaboratif, participatif, communautaire, consensuel, démocratique, son actualité, la fraîcheur de son contenu, son accessibilité, sa gratuité, sa simplicité, sa popularité, sa structure, la richesse et la diversité des mises en réseau proposées à travers son organisation hyperliée, etc.
Wikipédia est aussi une encyclopédie d’exception en raison de la cohabitation des savoirs experts et communs/amateurs et de la valeur inégale, et non étanche, de la validité de ces contributions laquelle tend à surdévelopper les capacités de la pensée critique chez les utilisateurs. Aucun autre livre n’a entretenu de telles dispositions sceptiques chez les lecteurs à l’égard de l’autorité et des savoirs, de leurs statuts finis, construits, provisoires. Wikipédia a rendu l’ère du soupçon définitive. Apprendre, c’est prendre ses précautions. Sapere Aude.
Cela dit, et de façon plus prosaïque, on identifie au moins deux grandes approches de l’apprentissage liée à Wikipédia :
- La première fait de l’élève un lecteur-apprenant avec une approche qui est celle de la pédagogie classique (recherche, consultation et exploitation d’informations).
- Une seconde approche (pédagogie active) y ajoutera une dimension supplémentaire ; celle de la contribution. Elle fait aussi de l’élève un rédacteur et éventuellement illustrateur qui s’intègre dans une communauté apprenante.
Et, suivant la seconde approche, le professeur et moi avons exploré les possibilités d’une démarche de pédagogie active avec Wikipédia pour un cours de philosophie sur l’infini. Avis aux intéressés, le guide Wikipédia dans la classe constitue un cadre théorique de qualité pour ce type de projet. La table des matières de ce guide propose le contenu suivant :
- Préalables
- Matériel et conditions de réussite
- Pourquoi utiliser Wikipédia
- Avantages et intérêt de travailler avec Wikipédia, avec quelques cas particuliers (Du handicap au travail de haut niveau)
- Comment utiliser Wikipédia comme source documentaire, et notamment comment évaluer la pertinence de la source.
- Craintes et attentes du contributeur (élève, étudiant…)
- Craintes et attentes de l’enseignant (ou de l’équipe pédagogique)
- Recherche documentaire avec Wikipédia
- Comment exploiter le résultat d’une recherche bibliographique : création de glossaire, de synthèse
- Comprendre la notion de droit d’auteur, propriété intellectuelle et de citation, donc comprendre le plagiat
- Comment utiliser wikipédia dans la classe et notamment comment utiliser la construction de Wikipédia comme support d’enseignement.
- Que peut-on apprendre de Wikipédia en tant que lecteur ?
- Que peut-on apprendre de Wikipédia en tant que rédacteur (Apprendre la dynamique collaborative, par l’expérimentation).
- Exemples de projets scolaires ou étudiants
Le projet pédagogique
Au début de la session, on pouvait constater qu’il n’y avait rien sur le thème de l’infini dans Wikipédia sauf un petit paragraphe sur les antinomies de Kant. Comme le cours comportait un volet historique, l’enseignant a produit une liste des auteurs qui pouvaient faire l’objet d’une entrée dans Wikipédia. Le projet a été présenté aux étudiants en leur expliquant ce qui était attendu d’eux : 1) former, autant que possible, des équipes de deux; 2) choisir un auteur et réaliser un article court, soit entre une ou deux pages, sur un wiki interne développé en parallèle (propulsé par PBwiki); 3) appuyer chaque affirmation par des références; 4) soigner l’écriture afin qu’elle soit impeccable et, enfin, 5) commenter, en mode collaboratif, les textes réalisés par les autres équipes à l’étape de la production. À la fin du processus, les articles ont été déposés sur Wikipédia par les étudiants eux-mêmes. Cette étape a suscité une certaine crainte mais l’apprivoisement de l’outil collaboratif s’est bien déroulé. C’est la version wikipédienne qui a fait l’objet de l’évaluation.
Les avantages se sont révélés nombreux. L’étendue du matériel couvert a été considérable, forçant des recherches bien au-delà des limites constituées par les lectures obligatoires du plan de cours auxquelles les étudiants se cantonnent habituellement (dans le meilleur des cas) et ce, dans des ressources qu’ils n’avaient jamais eu l’occasion de fréquenter – même s’il s’agissait des fondamentaux. Les étudiants de troisième année ont avoué qu’ils ignoraient où trouver des références pour appuyer leurs propos. Il aura donc été nécessaire de leur faire connaître des ressources de base telles Google Scholar, Philosopher’s Index, JSTOR, Francis, qu’ils ont exploitées, tout en les sensibilisant à la question de la crédibilité des sources.
Par ailleurs, l’exercice de synthèse requis était aussi plus délicat que dans le contexte d’une dissertation standard en raison de la brièveté de la contribution demandée. Et puis, l’apprentissage du travail collaboratif et coopératif, une activité totalement excentrique en philosophie, contrée du cogito et du fondement subjectif (dans le sens de pas du tout intersubjectif) de la pensée, a fait partie des gains.
Dès le début, la perspective d’une visibilité publique a suscité l’enthousiasme général tout en exerçant une pression tangible qui incitait les étudiants à livrer un résultat de qualité. La motivation découlait aussi du fait de travailler en vue de réaliser un produit concret, durable, utile, investi de sens. L’exercice s’est avéré fort valorisant pour les étudiants qui ont acquis des connaissances/compétences nouvelles tout en se muant en passeurs de savoir.
Les risques ? Peu sinon le risque que ça floppe…que les productions ne soient pas suffisamment satisfaisantes du point de vue du contenu, du style, de la qualité de l’écriture. Mais ce n’est pas arrivé. On se demande encore jusqu’où irait les interventions des commentateurs de Wikipédia dans ce cas.
Il y avait aussi, pour ce thème particulier, le risque que personne ne veuille choisir Aristote alors que sa théorie de l’infini est charnière, qu’elle constitue la clé par rapport à laquelle toutes les propositions se situent. Et cela est arrivé. Personne n’a osé se colleter à l’oeuvre d’Aristote et le corpus sur l’infini dans Wikipédia a un air d’étrangeté, un peu bancal, souffrant cruellement de ce manque.
Au mois d’avril, le nombre d’articles sur l’infini dans Wikipédia a connu une hausse significative, soit près d’une dizaine d’articles, tous provenant des travaux de ces étudiants : L’infini et les Présocratiques, Avicenne, Duns Scot, Descartes, Leibniz, Hegel, Cantor, Russell. Quelques semaines après la mise en ligne, plusieurs commentaires critiques sont apparus sur Wikipédia. À travers ces échanges, les disputeurs ont fait valoir le caractère trop « scolaire » des articles alors que d’autres ont défendu les textes en soulignant la qualité de leur appareil documentaire, la diversité et la fiabilité des sources utilisées. Des étudiants ont été surpris en voyant ces échanges, appréciant le fait que leurs textes pouvaient générer de l’attention, un intérêt, susciter des discussions. Des images ont même été ajoutées.
Et quand on pense maintenant à tous ces travaux d’étudiants qui finissent dans le bac à recyclage, quel gaspillage tout de même.
En bibliothèque ?
Il est entendu qu’une offre en bibliothèque publique qui consisterait à former les citoyens à l’utilisation et à la collaboration sur Wikipédia serait tout à fait à-propos. Il s’agit d’une initiative de médiation des ressources en ligne qui s’inscrit naturellement dans le projet des bibliothèques sur le territoire numérique. Combien d’amateurs experts sont des collaborateurs potentiels, aptes à produire des contenus de haut niveau, et qui s’ignorent ? L’apport en terme d’éco-citoyenneté se décline à l’infini.
Le Centre Georges-Pompidou a récemment commencé à offrir des ateliers de ce type. On aimerait bien en apprendre davantage sur cette expérience.
Les bibliothécaires dans les universités, à n’en pas douter, devraient saisir les opportunités associées à l’utilisation de Wikipédia, non seulement comme ressource et comme vecteur de littéracie critique, mais aussi comme outil de création de contenu, de contribution, de transmission du savoir dans le cadre des cours.
___________________
Ainsi, on apprenait récemment qu’un accord entre la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne et la Fondation Wikimédia CH avait été conclu. Les biographies des auteurs du XXième siècle seront enrichies grâce à l’apport et aux données de la bibliothèque. Selon le comuniqué cité par Actualitté :
Les avantages d’un tel partenariat sont évidents : pour Wikipédia, outre la reconnaissance, ce sont plusieurs centaines de pages de contenu intéressant qui sont ajoutées au corpus de l’encyclopédie. Pour la bibliothèque, il y a bien entendu un intérêt en termes de visibilité : toutes ces pages, auparavant disponibles uniquement sur leur propre site web, sont maintenant disponibles sur l’un des sites les plus visités du monde.
Les possibilités d’initiatives et de partenariats impliquant les bibliothèques et Wikipédia sont, pour changer de vocabulaire, indénombrables.
Si vous avez aimé ce billet vous aimerez peut-être :
| L’image Infinite provient de la galerie niels-mulder cc-by-sa source : Flickr |
Votre commentaire