Par le feu de Tahar Ben Jelloun : le récit de la première saison de la révolution arabe

La relation entre le printemps arabe et les réseaux sociaux  a été déjà largement analysée et documentée, par écrit comme en vidéo. On dit que les conditions en termes d’infrastructures, d’équipements pour les TIC, de culture des réseaux sociaux, étaient suffisamment favorables pour que l’étincelle médiatique contribue à l’embrasement de la révolution. Mais  la chute imminente de Tripoli et de son despote font partie de la chaîne des événements que déclencha un jour de décembre Mohamed Bouazizi, un jeune diplômé, humilié, bafoué, sans droit, qui s’est immolé. Depuis, les émotions, les narrations, les voix sont transportées, au propre et au figuré.

Depuis, il y a eu aussi un récit pour donner une transcendance aux événements : Par le feu de Tahar Ben Jelloun (Gallimard, 2011) qui, même s’il n’est pas tout à fait à l’image de la réalité, modèlera l’histoire à sa ressemblance avec le temps. C’est ce que font les oeuvres, elles deviennent vraies et le monde avec elles:

22.

Mohammed s’éloigna. Il enfourcha sa mobylette et retourna en direction de la mairie.

Une fois arrivé, il attacha la mobylette contre un poteau, demanda de nouveau à être reçu par le maire ou par l’un de ses adjoints. Le concierge était encore plus furieux que la veille. Mohamed pensa à la bouteille de gazoil dans sa sacoche, arrangea sa tenue blanche et fit le tour de la place. Les gens ne le remarquèrent pas.

C’était un matin de décembre ensoleillé. Un 17 décembre. Dans sa tête beaucoup d’images se précipitèrent dans une grande confusion : sa mère alitée, son père dans le cercueil, lui à la faculté de lettres, Zineb souriante, Zineb en colère, Zineb le suppliant de ne rien faire, sa mère qui se lève et le réclame ; le visage de la femme qui l’a giflé ; qui le gifle de nouveau  ; son corps penché en avant comme s’il se donnait  à un bourreau ; le ciel bleu ; un arbre immense qui le protège ; lui dans les bras de Zineb sous l’arbre ; lui enfant en train de courir pour ne pas rater l’école ; sa prof de français qui lui fait des compliments ; ses examens à la faculté ; le diplôme montré à ses parents ; le diplôme accroché à un pancarte sur laquelle on écrit «chômeur» ; son diplôme qui brûle dans l’évier chez lui ; de nouveau l’enterrement de son père ; des cris, des oiseaux, le Président et sa femme avec d’immenses lunettes noires ; la femme qui le gifle ; l’autre qui l’insulte… un cortège de moineaux traversant le ciel ; Spartacus ; une fontaine publique ; sa mère et ses deux soeurs qui font la queue pour prendre de l’eau ; de nouveau les flics le brutalisant ; des insultes ; des coups ; des insultes ; des coups…

Une dernière fois, il demanda que le maire le recoive. Refus et insultes.Le concierge le poussa avec son gourdin et le fit tomber. Puis Mohamed se releva en silence. Il alla se poster juste en face de l’entrée principale de la mairie, sortit la bouteille de gazoil de sa sacoche, s’aspergea de haut en bas, jusqu’à ce que la bouteille soit vide. Ensuite, il alluma son briquet Bic rouge, regarda une seconde la flamme et l’approcha de ses habits.

Le feu prit tout de suite. Quelques minutes. La foule accourut, Le concierge de la mairie hurlait. Essayait d’éteindre le feu avec sa veste. Mohamed se transforma en torche. Lorsque l’ambulance arriva, le feu était éteint, mais Mohammed avait perdu toute ressemblance avec un être humain.

Récemment, Le Devoir plaçait en première page de son cahier Culture & Livres (30-31 juillet 2011), une entrevue avec Tahar Ben Jelloun: «On écrit pour décrire un monde sans ces valeurs[la dignité, la justice, la liberté]. On montre ce qu’est l’homme humilié et on donne aux lecteurs le spectacle de la destruction de l’humanité en nous.»

Par le feu est un roman composé de 24 chapitres, 24 scènes très courtes, comme la vie de son héros avec une écriture toute en retenue, délicate, tendre, comme une flamme douce qui danse devant nos yeux. Torture et mépris sont des notions sérieusement décrites auxquelles nous assistons impuissants sauf pour consentir, avec chagrin et compassion, au choix que Mohamed leur oppose.

« Mohammed avait perdu toute ressemblance avec un être humain. » Mohammed n’était déjà plus un être humain, bien avant cette heure, dans ce système qui l’avait consumé, où il n’était rien, rien que pauvre en tout, surtout en droits. Il avait étudié, il aurait dû avoir un avenir, et ce dû il l’a réclamé radicalement en défiant, au prix de sa vie, l’autorité. Les seules figures sociales positives sont les gens du peuple qui lui rachètent, par exemple, sa cargaison de fruits sur son chariot de survivance renversé avec sadisme par les forces de l’ordre. Ils représentent le ferment de la révolte.

Je n’hésiterais pas beaucoup à faire lire Par le feu à des jeunes dès la fin du primaire. Mon fils de 11 ans a dévoré Par le feu en un après-midi. Quand je lui ai annoncé que Tripoli était en train de tomber aux mains des rebelles, il a compris la nouvelle avec un respect et un souci tissés dans la tristesse de ce récit-là.

On peut lire aussi la critique de Louis Cornellier, Révoltes arabes : un regard littéraire (pour les abonnés du Devoir.

Dans une autre entrevue, à l’occasion de la publication de Par le feu et L’étincelle : révoltes dans les pays arabes, Tahar Ben Jelloun livre sa réflexion sur le printemps arabe.

Né en 1944, Tahar Ben Jelloun a remporté le Prix Goncourt pour La nuit sacrée.

Merci à Michel Dumais pour avoir twitté : Libye live, c’est ici http://aje.me/VGnK et Martin Lessard : Hashtags to follow : #gaddafi #libya #tripoli #aljazeera #feb17 #mohamed #abdaljalil #alarabiya #revolutiinaries #whereisgaddafi.

Ce matin à Tripoli, Bouazizi, commme un phénix, renaît encore.

Note : Sur Wikipédia, on retrouve une catégorie Suicide par le feu qui regroupe « les personnalités de tous bords, de toutes époques ou pays, qui se sont, d’une façon certaine, immolées par le feu. »

| La photo In memory of Bouazizi – Tunis – Jan22 DSC_7067 par cjb22 cc-by-sa source : Flickr |

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