Mémoire de bibliothèque


Au Québec, nous avons la très grande chance d’avoir un historien des bibliothèques publiques en la personne de Marcel Lajeunesse. Je l’avoue simplement : je compte parmi les admiratrices de celui qui est le gardien attentif de notre mémoire. La dernière fois que je l’ai rencontré, j’ai essayé de le convaincre d’écrire dans Wikipédia, il n’a pas dit non – lui au contenu, moi à l’édition wiki, une équipe intergénérationnelle, je garde espoir

Souvent, je me dis qu’une des premières collections numériques dont les bibliothèques d’ici devraient se doter, c’est celle de leur propre histoire, sombre et triste à l’image de la longue marche d’un Québec sous-scolarisé, celle qui retiendrait les traces d’une institution stigmatisée par le pouvoir religieux et par le consensus de la méfiance à l’égard du monde intellectuel. C’est une narration à préserver notamment parce qu’elle structure fondamentalement ce que signifie « être bibliothécaire québécois » et la portée de cet engagement.

Comme tant de mes collègues, j’appris l’urgence d’avancer, de tirer les choses en avant lorsque l’on m’a raconté, à l’EBSI et à travers les nombreux écrits de Marcel Lajeunesse, ce parcours impossible de la lecture publique au Québec. En devenant bibliothécaire au Québec, on accède à l’anti-histoire d’un peuple colonisé, à l’intimité de sa relation profondément trouble avec le livre, la culture, le savoir et ce n’est pas quelque chose qui est facile à porter. Dans les bibliothèques publiques au Québec, on n’est pas à s’interroger sans fin sur cette haute ou peut-être moyenne culture qui devrait être léguée au « bon peuple », comme on le fait en France, mais plutôt, on est à se demander comment on va se constituer comme peuple, comment favoriser l’empowerment et la littéracie, comment on va sortir de cette condition d’errance. Quand on vient au monde avec un projet de survie, on n’a pas les moyens d’être un grand corps malade.

Après l’époque où, dans les années 60-70, les rassemblements de bibliothécaires étaient « noirs de monde », comme nous racontait un prof, parce qu’on y voyait que des soutanes, il y a eu un certain renouveau dans la profession et un modeste essor de l’appareil des bibliothèques. Mais la véritable revanche sur l’histoire date de 2005,  avec l’arrivée de la Grande Bibliothèque qui a marqué la frontière entre l’avant et l’après de la lecture publique au Québec. Dans le dernier numéro de la revue Argus, à l’occasion du cinquième anniversaire de la Grande Bibliothèque en 2010, Marcel Lajeunesse examine les « interrelations » de cette institution avec l’ensemble des bibliothèques publiques et tente de « mesurer son impact sur le développement de la lecture publique au Québec. »

Or, l’héritage de la Grande bibliothèque, fait-on valoir, dans cet article, c’est aussi celui d’une certaine vision de la bibliothèque publique moderne comme structure à vocation culturelle, une vision qui est celle que lui a insufflée Lise Bissonnette, son premier PDG :

« Depuis la conception et la réalisation du projet de la Grande Bibliothèque, Lise Bissonnette a réaffirmé, dans ses écrits et ses conférences, le rôle culturel des bibliothèques publiques, étant bien entendu que la culture recouvre toutes les facettes de l’activité humaine et ne relève pas d’une conception élitiste de la bibliothèque. Sans nier les aspects informationnels, économiques et sociaux de la bibliothèque, elle affirme haut et fort la primauté de la culture :

« Ce n’est pas en nous substituant aux hôtels de ville, aux agences d’information, aux médias, aux chambres de commerce, aux groupes communautaires que nous apporterons notre pierre aux mutations actuelles de nos sociétés, mais en tablant sur notre spécificité culturelle, qui est réelle. »

Il est certain que pour elle la bibliothèque publique ne doit pas devenir un supermarché de l’information. Les nombreux textes produits par madame Bissonnette concernant le rôle culturel de la bibliothèque publique, au cours d’une décennie à la tête de la Grande Bibliothèque, ont eu une influence certaine sur la vision de la bibliothèque publique au Québec. » (Argus, no 39, vol.2)

J’ai envie de questionner ce point de vue. Plus précisément, je ne questionne pas la mission culturelle de la Grande bibliothèque qui est incontestable. Mais, je ne suis pas certaine que les bibliothèques publiques au Québec dans leur ensemble partagent le modèle culturel qui est celui de la Grande bibliothèque et que  l’on puisse naturellement déduire leur rôle à partir de ce qui se passe sur le vaisseau amiral. J’en ai déjà parlé ici. Ce que je lis à travers ce discours des théoriciens contemporains de la bibliothèque, révèle, à mon sens, une représentation négative, biaisée? de la bibliothèque sociale :  « sustitut des hôtels de ville », « supermarché de l’information » et qui est associée à une conception nord-américaine avec laquelle la distance est de mise. Dans quelle mesure, n’est-on pas en train de plaquer sur cette institution un profil qui est davantage de l’ordre du désir, de ce qu’on voudrait qu’elle soit que de la réalité?

Or, de mon point de vue, le projet des bibliothèques publiques québécoises, notamment urbaines, se traduit par un souci de faire une différence en matière d’inégalité, de défavorisation et de vulnérabilité, de développement de la littéracie, de sous-scolarisation, de décrochage, d’analphabétisme, de maturité scolaire, d’isolement, de formation continue ou d’auto-formation, d’intégration des immigrants comme des jeunes et des aînés, de création du capital social, de développement durable, etc…Cela dit, je présente cette succession d’arguments en faveur de la bibliothèque sociale québécoise comme une hypothèse à vérifier et non comme un fait.

Sans entrer dans une discussion difficile sur le sens de la « culture », on pourrait arriver à une représentation plus réelle de la bibliothèque publique québécoise en s’appuyant sur des données empiriques. En recensant les programmes, les services, les activités et leurs destinations. Ce débat pourrait peut-être alors trouver une issue : est-elle, sans disjonction exclusive, culturelle ou sociale ?

Et alors, à partir de ces constats, on pourrait peut-être déjà réviser l’histoire des bibliothèques québécoises en ajustant le prisme de la mémoire dans le sens de leur engagement vrai, porté par gens, souvent des femmes, au quotidien.

| L’image provient des collections numériques de BAnQ |

3 réponses à « Mémoire de bibliothèque »

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