Les bibliothécaires n’ont pas peur des vraies questions, c’est une dimension de la profession qui me ravit et ne cesse de m’étonner. Deux jours de congrès avec la Canadian Library Association 2009 nous procure facilement un agenda de réflexions pour quelques mois. Par exemple, le keynote speaker, Joseph Janes ( iSchool University of Washington), a mis au programme ceci : Rethinking the Library.
D’un côté, c’est le genre de titre qui a l’heure de procurer une impression très prononcée de déjà-vu. D’un autre côté, les questions essentielles – puisque l’on est dans la série des questions essentielles (voir les billets précédents), et que, ce titre Rethinking the Library donne à penser que l’enjeu sera tel (puisque pour repenser une chose, il faut d’abord préciser son essence) – sont, somme toute, assez limitées dans leur formulation. Néanmoins, dans ce cas, en dépit de la relative banalité du titre, la stratégie pour répondre à THE question était, à mon avis, assez rafraîchissante.
En effet, Janes n’a pas voulu prendre de front la question « Qu’est-ce qu’une bibliothèque ? ». Quand on pose une question pareille, la réponse, c’est « merde… », a-t-il admis. Pour contourner la réflexion typiquement ontologique, qu’est-ce que la bibliothèque?, Jones articule plutôt une approche relationnelle, « qu’est-ce que cela signifie être dans la bibliothèque ?« , en d’autres termes, qu’est-ce qu’on fait dans la bibliothèque ? Qu’est-ce que la bibliothèque est à travers les multiples relations que l’utilisateur entretient avec elle ? L’ontologie relationnelle convient bien pour les objets sociaux. C’est raisonnable de penser que l’on ne peut pas simplement énumérer les propriétés d’une bibliothèque et en déduire ce qui s’y fait, les pratiques des usagers et, partant, sa nature. Les relations, ce que les gens en font, sont irréductibles.
En somme, au lieu de dire ce qu’est une bibliothèque et d’en dériver des fonctions, des usages, Jones a inversé la stratégie : Il a déduit la bibliothèque à partir de l’utilisateur. Nice. La bibliothèque comme objet social.
Du point de vue physique, a poursuivi Janes, la réponse prévisible est la suivante : On est dans la bibliothèque lorsque l’on a traversé les barrières d’accès et que l’on va demander de l’aide, participer à une activité, profiter des services. Celle-là est facile. Maintenant, est-ce que lorsque l’on profite des services de la bibliothèque mobile, on est toujours dans la bibliothèque ? Hum…Dans la mesure où tout ce qu’on y fait ressemble à ce que l’on fait lorsque l’on passe les barrières sus-mentionnées, OK, on peut dire que l’on est toujours dans la bibliothèque.
Par extension, on peut dire que l’on est dans la bibliothèque chaque fois que l’on franchit le seuil numérique et que l’on interagit avec du matériel, des ressources, que l’on fait appel à la référence, à du support ou à d’autres services en ligne.
Dans ces conditions, « être dans la bibliothèque » signifie que peu importe où, quand, comment, des gens interagissent avec de l’information organisée et des services. Et une bibliothèque consiste en tout cela : un lieu, des trucs matériels, du support, de l’interaction, des valeurs. Si on enlève un de ces éléments, il n’y a plus de bibliothèque.
De là, on repense ces différents éléments : le lieu (un reflet de la communauté, un lieu de contemplation, la bibliothèque numérique mondiale), le stuff (le livre électronique), le support/l’aide (la référence via twitter, la messagerie instantanée, faire avec, au lieu de lutter contre, Wikipédia), les valeurs (réinterpréter la notion de vie privée, de liberté intellectuelle, d’accès équitable peut-être), l’interaction (les réseaux sociaux, la conversation)…
Il faut (on passe désormais au volet normatif de sa réflexion) développer une notion plus vaste de la bibliothèque et du bibliothécaire. Les livres et les services sont disponibles quelque part et partout. Il faut 1 ) être là où les gens sont, physiquement, dans les quartiers, et virtuellement, disponibles et prêts à aider, assister, participer dans leurs propres termes. Mais aussi, les bibliothécaires doivent encore 2) être meilleurs sur le web (be better on line). Les bibliothécaires font un travail exceptionnel en personne, sur le terrain, dans le lieu physique. En revanche, dans le lieu bibliothèque, les gens sont captifs. Sur le web, la partie se joue différemment : Si les usagers ne sont pas satisfaits et bien, ils sont à un clic d’Amazon, Youtube, Wikipédia et le reste. Par conséquent, peu importe, ce qu’on fait en ligne, il faut le faire mieux, mieux que les autres, mieux que ce que l’on fait maintenant. C’est là où nous en sommes.
Et là où nous en sommes, une vidéo sur Youtube est une marque, comme l’empreinte en négatif d’une main sur un paroi rupestre, un inukshuk, qui signifie « j’étais là ». Et cette impulsion à affirmer « j’étais là » qui traverse l’histoire des hommes interpelle et définit le rôle des bibliothécaires.
Ainsi, en communion avec des impératifs humains qui consiste à communiquer, être entendu, partager, apprendre, organiser, expliquer le monde, chercher, créer du sens à travers l’ambiguïté intrinsèque du langage, conclut Janes, là où l’activité humaine va, nous allons aussi, aidant à tracer le chemin. Là est la bibliothèque au-delà du lieu, se déployant au-delà d’elle-même, aussi loin qu’il puisse y avoir un signe d’homme ou de femme.
On comprend qu’être dedans, c’est être dehors, quelque part et partout, c’est-à-dire, en relation.
Cela me rappelle une excellente suggestion de lecture que Silvère Mercier m’a proposée récemment à propos de la bibliothèque comme troisième lieu. Incidemment je suggère à mon tour la lecture du billet et de la thèse de Mathilde Servet.
Source de l’image : The Seattle Public Library, jeffwilcox, Flickr, Creative Commons, <http://www.flickr.com/photos/jeffwilcox/416840579/>
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