La langue française a été écrite un jour. Il y a eu un jour où quelqu’un a transcrit ce code vernaculaire qu’est le français (ou ce qui en a été la source). Comme n’importe qui, ou presque, la langue française a une date de naissance. Elle naît au milieu d’un événement historique même si, à cet instant, ce n’est pas d’elle qu’on parle, même si c’est par elle. Dans l’Histoire du livre et de l’édition, Sordet le rapporte. Il annonce « le français à l’épreuve de l’écrit » et expose la rencontre en 842 des fils de Louis le Pieux, Charles le Chauve et Louis le Germanique qui scellent une alliance militaire dénaturée contre Lothaire, leur propre frère (p. 93). Devant les troupes de Charles, Louis prête serment en langue romane pour que les hommes de son frère l’entendent. Devant l’armée de Louis et en langue germanique, Charles fait de même pour être bien compris à son tour. Ce sont les serments de Strasbourg. En langue morte, ce sont plutôt les « sacrements d’Argentaria (Sacramenta Argentariæ) ». Il y a 1180 ans de cela cette année, un chiffre rond. En 1942, nous aurions pu célébrer les 1100 ans de la langue française, mais à l’époque l’ambiance n’est pas tellement à la fête entre les Francs et les Germains.
Dans Les Larmes, Pascal Quignard ramène ces acteurs à la vie. Il installe une scène, un paysage d’hiver; on peut observer le moment « miraculeux » avec les principaux protagonistes aux côtés de Nithard qui joue, à lui seul, plusieurs rôles de premier plan : c’est l’archiviste, le scribe, le guerrier et leur cousin (celui de Lothaire aussi). Charles, Louis, Lothaire, Nithard, tous sont des petits-fils de Charlemagne. Il était une fois, mais avec une bonne idée quant à la date, le narrateur des Larmes raconte qu’on est au milieu d’une plaine, avec les rois, les chefs de tribus; le soleil est haut, il fait un froid glacial dans la plaine blanche et glacée lorsque, devant Dieu et les hommes, des promesses sont échangées. C’est alors qu’elle advient :
« C’est alors que, le vendredi 14 février 842 à la fin de la matinée, dans le froid, une étrange brume se lève sur leurs lèvres. On appelle cela le français. » (Quignard, 2016, 122)
Une brume. Une étrange brume sur leurs lèvres, le français. « Un souffle humain dans l’air froid change de langue » (p. 123).
Le récit de la naissance de la langue française s’appuie, de fait, sur deux événements distincts aussi fracassants l’un que l’autre – mais que les commentateurs, qu’ils soient chercheurs ou littérateurs, abordent de manière plus ou moins opaque en les télescopant. D’une part, il y a ces paroles qui jaillissent dans une langue changée; d’autre part, la production du document, du manuscrit, qui témoigne de celles-ci tout en attestant du changement par le texte transcrit des discours, et qui constitue aussi, en rebond, une nouveauté littéraire. Le dit et l’écrit, l’un et l’autre, l’un par l’autre indiquent le commencement de la langue.
Si on ne craint pas de franchir en accéléré quelques autres portes temporelles, il faut préciser que ce qui a été prononcé en langue romane, voire gallo-romane, s’apparente à une forme de latin vulgaire et sa transcription doit nous être traduite en français d’aujourd’hui : Elle est accessible au premier venu sur Wikipédia. C’est Louis l’aîné qui parle en premier :
« Pour l’amour de Dieu et pour le peuple chrétien et notre salut commun, à partir d’aujourd’hui, autant que Dieu me donnera savoir et pouvoir, je secourrai ce mien frère Charles par mon aide et en toute chose, comme on doit secourir son frère, selon l’équité, à condition qu’il fasse de même pour moi, et je ne tiendrai jamais avec Lothaire aucun plaid qui, de ma volonté, puisse être dommageable à mon frère Charles. » (Wikipédia)
Son frère Charles reprend ces termes en langue tudesque. Puis les troupes de chaque nation s’expriment à leur tour; la formule traduite de la langue romane s’énonce ainsi :
Si Louis observe le serment qu’il jure à son frère Charles et que Charles, mon seigneur, de son côté, ne le maintient pas, si je ne puis l’en détourner, ni moi ni aucun de ceux que j’en pourrai détourner, nous ne lui serons d’aucune aide contre Louis.(Wikipédia)
C’est grâce à une archive d’elle qu’il y a une histoire de la langue française en tant que née un jour, un matin d’hiver, le matin de la langue française. Qu’il y a une fiction aussi. Ces discours des héritiers querelleurs dont Nithard a été le témoin fidèle tiennent en quelques mots, quelques bribes à peine. La conformité du texte à la vérité de l’usage, le transfert transparent d’un mode oral à l’écrit qui légitime cet nouvel espace public, Nithard le savait-il? Savait-il ce qu’il était en train de performer dans le monde, ou est-ce que l’on était seulement rendu à ce point de bascule? Peu importe. Avec la langue inédite, le monde devait changer – ou l’une de ses versions.
Ce sera la faute à Charles le Chauve qui le pressait de consigner sa vision de l’histoire si Nithard s’était engagé à « fixer par écrit, pour la postérité, le récit des événements de son temps » dans cette Histoire des fils de Louis le Pieux. Les serments de Strasbourg figurent dans le troisième livre de cette oeuvre politique qui en compte quatre. Nithard, qui n’était pas un religieux, mais un abbé laïque néanmoins, savait manier les armes et la plume, une autre sorte de lance et de bouclier. (Son travail de chroniqueur et son statut social l’auront mené loin lui qui faisait encore la manchette d’un média local récemment).
En cherchant un peu pour dénicher la source des traductions, on tombe aisément sur une oeuvre du domaine public (en tout cas du domaine public canadien) et qui est reprise en ligne « [d]’après l’ouvrage intitulé « Nithard – Histoire des fils de Louis le Pieux », édité et traduit par Ph. Lauer, bibliothécaire au département des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, publiés sous la direction de Louis Halphen dans la collection « Les Classiques de l’Histoire de France au Moyen Age », Paris, Librairie ancienne Honoré Champion, éditeur, 1926, pages 101 à 109. » Philippe Lauer (1876-1953) est un archiviste paléographe, historien et bibliothécaire, il a travaillé au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France (BNF). La traduction et l’édition de cette Histoire des fils de Louis le Pieux est l’une de ses nombreuses contributions à l’étude des carolingiens (Samaran, 1955; Wikipédia). L’autorité du traducteur me semble suffisamment établie. La bibliothèque de mon université détenait une copie de cet ouvrage.
Sordet rappelle encore la portée symbolique de cette production qui représente l’un des tout premiers exemples d’écrit en langue romane :
« La rédaction de ces serments fait figure de balise dans l’histoire écrite des langues européennes, même si le manuscrit qui les conserve, enchâssant les serments, dans une oeuvre historiographique a été copiée plus d’un siècle après l’événement. » (Sordet, 2021, 94)
Dans une note, Sordet, à la suite de Lauer entre autres, précise que ces serments ont été transcrits dans un scriptorium (peut-être l’abbaye de Saint-Riquier en France) en minuscule caroline au Xe siècle au creux d’un manuscrit qui s’est rendu jusqu’à nous. La Bibliothèque nationale de France est la dépositaire et la gardienne de la trace de ce drôle de matin au cours de cette drôle de guerre (BNF, ms, lat. 9768, fos, 12v-13v).

Pause. On dépose le livre, le temps de se souffler dans les mains pour les réchauffer un peu, lire dehors en février, faut vouloir. Un pas en arrière, un pas de côté, on reprend la séquence au ralenti qui fait défiler dans sa lumière une sorte d’assemblée ou de colloque #entrehommes avec sa propre rumeur chiffrée si lointaine et si proche. Quignard en est évidemment qui les a rejoints dans la plaine et l’émotion. Vu d’ailleurs, l’auteur des Larmes, qui a composé la trame si poignante de cette image de l’origine, n’a pas entendu, comment peut-on le concevoir?, à travers les paroles étouffées par la densité de l’air froid, le son pourtant impossible à contenir, celui du cliquetis des armes – dont les guerriers ne se départissent jamais – et qui perce la brume. Qui la fait résonner autrement. Un roi carolingien peut donner à ses proches et ses sujets tout ce qu’il a, tout ce qu’il porte – le don est un rituel capital au sein de la structure sociale – mais il ne se sépare jamais de son arme (Le Jan, 2001). Un roi carolingien peut changer de langue mais pas d’arme. La culture guerrière jouait sa musique au milieu de la plaine et se perpétuait en une langue nouvellement instituée dans la brume. C’est passé sous silence. C’est le berceau et la berceuse de ma langue maternelle.
Quignard, comme un pèlerin, raconte un peu plus loin, une autre étape de ce roman de la langue française. Il s’arrête un moment sur la Cantilène ou Séquence de sainte Eulalie, cette petite chanson consacrée à la vierge martyre qui a été traduite en langue romane en 881 et transcrite par la suite. La Cantilène est considérée comme le premier texte littéraire en tant que littérature. Le poème inaugural, acte de naissance de la littérature française, a été gardé au chaud, protégé dans un manuscrit relié à l’aide d’une peau non grattée. C’est le Liber Pilosus, ou livre pileux – découvert seulement en 1837 à la Médiathèque de Valenciennes (France) :
« le mercredi 12 février 881, en préparation de la Procession et de la Fête annuelle de sainte Eulalie, la cantilène latine qui avait été dédiée à Sancta Eulalia fut traduite en français (in lingua romana) pour que tous les fidèles qui participaient au cortège, qui suivaient la châsse qui contenait les os de la sainte martyre de Barcelone, puissent l’entonner sans qu’ils éprouvent de difficulté à saisir le sens de leur chant.
Le texte de ce premier poème français fut noté en lettres carolines, avec sa mélodie, à la fin d’un manuscrit relié en peau de cerf qui n’avait pas été grattée.
D’où le nom du manuscrit : le Liber Pilosus (le livre pileux). » (Quignard, 2016, 149)
Cette oeuvre médiévale est toujours la vedette de la Médiathèque de Valenciennes. Plus tôt cette année, les chercheuse et chercheur Elodie Lévêque (Conservatrice-restauratrice de livres anciens, Maître de conférence à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et Alberto Campagnolo (Postdoctorant à l’université Catholique de Louvain, Projet CaReMe) présentaient de nouvelles découvertes concernant l’histoire matérielle de ce manuscrit. La peau velue de la couverture ne proviendrait pas d’un cerf, mais d’un phoque.

Notes
- Bacquet, O. (2019). Saint-Riquier : les ossements n’étaient pas ceux du petit-fils de Charlemagne. Actu.fr. https://actu.fr/hauts-de-france/saint-riquier_80716/saint-riquier-ossements-netaient-pas-ceux-petit-fils-charlemagne_25714983.html
- Internet history sourcebooks project. (n.d.). Repéré le 06 novembre 2022 à https://sourcebooks.fordham.edu/french/serment.asp
- Le Jan, R. (2001). Remises d’armes et rituels du pouvoir chez les Francs : continuités et ruptures de l’époque carolingienne. Dans : , R. Le Jan, Femmes, pouvoir et société dans le haut Moyen Age (pp. 171-189). Paris: Picard.
- Nithard. (2022, 06 novembre 2022). Dans Wikipédia. https://fr.wikipedia.org/wiki/Nithard
- Quignard P. (2016). Larmes (les). Grasset.
- Serments de Strasbourg. (2022, 06 novembre). Dans Wikipédia.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Serments_de_Strasbourg - Samaran Charles. Philippe Lauer (1874-1953). In: Bibliothèque de l’école des chartes. 1955, tome 113. pp. 354-357. www.persee.fr/doc/bec_0373-6237_1955_num_113_1_460250
- Sordet Y. & Darnton R. (2021). Histoire du livre et de l’édition : production & circulation formes & mutations. Albin Michel.
- YouTube. (2022, 7 octobre). Conférence « liber pilosus » – une nouvelle découverte sur la cantilène de Sainte-Eulalie. YouTube. Repéré le 06 novembre 2022 : https://www.youtube.com/watch?v=c1dNbdK0ZUs
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