
Les réactions ont été vives. Mais surtout les raisons qui ont été avancées en vue d’interroger et de dénoncer la nomination de la nouvelle PDG de Bibliothèque et archives nationales du Québec (BAnQ) ⎼ 700 employé.e.s dans 12 établissements, plus de 2 millions de visiteu.se.r.s, une infrastructure numérique colossale ⎼ ont été nombreuses et percutantes.
La longue liste
1. L’argument de l’expertise disciplinaire a été soutenu par une lettre signée par le corps professoral de l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’Université de Montréal (EBSI) et par des acteurs influents du milieu. Cet argumentaire visait à expliquer et à défendre le cadre professionnel, institutionnel et scientifique devant prévaloir dans le contexte de cette décision critique pour l’avenir de BAnQ.
2. L’argument de la science et l’appel au courage ⎼ adressé aux membres du CA ⎼ ont été lancés par Yves Gingras, professeur d’histoire et de sociologie des sciences à l’UQAM.
3. L’argument du peuple avec la pétition « Annuler la nomination de Marie Grégoire comme PDG de BAnQ » qui a été signée par plus de 2500 personnes. Cet argument est aussi celui du cynisme qui croît lorsque l’on constate que le gouvernement, au dépens de l’intérêt public, adopte les pratiques de nominations partisanes qu’il avait promis d’endiguer. On peut, en outre, invoquer le danger de contribuer à la colonisation de cet espace public par des politiques néolibérales dont la PDG, et en raison de sa proximité avec le gouvernement, serait le véhicule.
4. L’ argument situé en faveur de la compétence et de l’expérience. Un éditorial qui s’avérait un exemple troublant de sophisme sur le thème de la candidate qui « mérite (?!) une chance » a fait l’objet d’une réponse indignée de la part de Lise Bissonnette et de Carol Couture. Cette lettre d’opinion contextualise le processus et permet de mieux comparer les deux candidatures en jeu en argumentant en faveur de la qualité de celle de Guylaine Beaudry, vice-rectrice à l’Université Concordia et responsable de la stratégie numérique. Le texte constitue aussi un argument contre la complaisance, notamment des médias. J’ai également répondu à cet éditorial en essayant d’y réinsérer des éléments de pensée critique.
5. L‘argument de la partisanerie et du népotisme atavique développé dans un article de Jean-François Nadeau : « Il fut un temps, pas si lointain en vérité, où les élus, dans un commode entre-soi, se jouaient du pouvoir comme s’il s’agissait de leur propriété personnelle, en contrôlant toutes les nominations et en distribuant des faveurs et traitements particuliers dont ils disposaient ensuite à leur gré. Sans présumer à tout moment de la résurrection d’un pareil népotisme, il est toujours signe de bonne santé de se demander périodiquement si ces temps passés sont bel et bien derrière nous et s’il n’y a pas, quoi qu’il en soit, de nouvelles façons de faire société qui devraient s’imposer dans l’intérêt commun. »
6. L’argument de l’ingérence politique active élaboré par le bureau d’enquête du Journal de Montréal explicitant les interventions du Ministère, déjà révélées par Le Devoir, dans la description du poste produite par le Conseil d’administration ⎼ et dont c’était le mandat ⎼ pour en « abaisser » les critères (une scolarité moindre, des années d’expérience en gestion réduites) de manière à accommoder le profil de la candidate. Cet argument sera renforcé par la démission d’un membre du CA. D’un point de vue de l’expertise attendue, et comme la lettre des professeur.e.s de l’EBSI le faisait déjà valoir, ceci signifie que « Dans n’importe quelle bibliothèque publique en Amérique du Nord, une maîtrise en sciences de l’information est requise, mais pour gérer et piloter Bibliothèque et Archives nationales du Québec, ce ne serait pas nécessaire. »
7. L’argument de la gestion et du gestionnaire avec un « parcours inhabituel » démystifié, dans l’article de Mathieu Gobeil sur le site de Radio-Canada, prolonge la série des raisons s’opposant à ce choix :
- Des cas comparables à la tête de sociétés d’État. La situation de Marie Grégoire est comparée à Liza Frulla et Diane Lemieux, mais « Il [François Dauphin, PDG de l’Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques] note toutefois que Liza Frulla et Diane Lemieux avaient toutes deux été ministres auparavant, ce qui n’est pas le cas de Marie Grégoire, bien qu’elle ait été députée adéquiste » pour une brève période. Elle ne possède pas d’expérience, au demeurant, dans le domaine de la culture.
- Les attributs culturels. « Parfois, une candidature est dite atypique par rapport à ce qui serait attendu pour diriger l’organisation, soit à cause de l’origine de la personne ou encore de son âge ou de son genre, dans des milieux d’affaires traditionnellement masculins et blancs, notamment, note Vincent Sabourin, professeur au Département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale de l’ESG-UQAM. » Dans ce cas, seul son statut de femme aurait pu être défendue considérant le peu de femmes dans les postes de PDG encore aujourd’hui. Mais cet argument ne résiste pas considérant que l’alternative rationnelle à cette candidature, qui était fondée sur la compétence et l’expérience, était également une femme.
- Bien s’entourer oui, mais si on a une certaine connaissance du domaine. « Mais un nouveau PDG ne doit toutefois pas se laisser manipuler par des gestionnaires plus expérimentés, note-t-il [Vincent Sabourin, professeur au Département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale de l’ESG-UQAM]. Il ou elle a avantage à avoir une certaine expérience du domaine. » Ce qui n’est pas le cas actuellement.
- Le mythe du super-PDG qui débarque. « MM. Dauphin et Sabourin rappellent le mythe du super-PDG il y a une trentaine d’années : un as des résultats, mais sans expérience préalable du métier de l’organisation qu’il est désormais appelé à diriger. Ce modèle éblouissait beaucoup dans les grandes entreprises, mais a engendré nombre de fiascos. Il a été progressivement délaissé. » Des exemples réussis présentés sont associés à des mises à pied.
- Le défi de la complexité, des nouveaux publics et du web. « Pour Vincent Sabourin, cette nomination pourrait s’avérer une erreur. Selon lui, le virage numérique actuel représente le plus gros défi pour la BAnQ, en plus de la question du financement. BAnQ a besoin d’aller chercher des clientèles très ciblées et fragmentées qu’elle ne rejoint pas jusqu’ici, selon lui. Alors, il faut des dizaines de microcampagnes très ciblées sur des thèmes, des auteurs québécois, des collections, et que ça rentre dans votre téléphone. Votre Facebook, votre Instagram, la communication aujourd’hui, c’est ça. Il va falloir les attirer, les gens, dit celui [Vincent Sabourin] qui aurait plutôt vu quelqu’un des industries du web prendre la tête de la BAnQ. » Les défis au plan de l’infrastructure numérique, de la stratégie numérique et du sort des données des usag.ère.s de même que celles de l’héritage culturel sont tout aussi cruciaux. Les capacités nécessaires pour comprendre et affronter ces enjeux sont très éloignées du profil retenu.
- La courbe d’apprentissage exponentielle. « Je [Vincent Sabourin] pense que de n’avoir aucune expérience organisationnelle et institutionnelle, alors que [la] BAnQ est dans un contexte institutionnel complexe, beaucoup de ministères différents, de silos, de contextes, c’est un monde qui demande plusieurs années pour réussir à y fonctionner, poursuit M. Sabourin » en questionnant le choix.
- Pour avoir du financement, il faut déjà savoir pour quelles fins on le demande, en fonction de quelles priorités et être capable de le défendre. « On sait que le gouvernement Legault est très axé sur les résultats. Alors, il va donner de l’argent conditionnellement à des résultats particuliers. Et c’est là que la réalité va rattraper, à mon avis, Mme Grégoire : il va falloir qu’on ait une maîtrise des activités pour pouvoir livrer et obtenir du financement. Donc on est loin de la coupe aux lèvres. Il y a même le risque d’empirer la situation, croit-il [Vincent Sabourin]. »
- Le CA qui accompagne – quand il est en mesure de le faire. « Elle semble avoir l’appui du conseil d’administration, ce qui est extrêmement important, souligne de son côté François Dauphin. Le conseil peut jouer un rôle important à ce niveau-là, un type de mentorat, par exemple, par le président du conseil ou par d’autres membres du conseil qui peuvent l’aider, l’appuyer vraiment, s’il y a des lacunes ou des problématiques au départ. » Sur ce plan, le CA est plus ou moins bien doté et solide, le recours à ce dernier ne saurait faire de différence utile.
Quand les arguments indépendants s’accumulent à l’encontre d’une position ⎼ qui consisterait, dans ce cas, à justifier cette nomination ⎼, il devient fort difficile de la défendre.
La liste de tout ce que la nouvelle PDG aura à apprendre et à faire sera incommensurablement plus longue que cette énumération, même si le chemin qui la conduit au gouvernement apparaît passablement court. J’ai, par ailleurs, reçu de nombreux témoignages issus de l’environnement de BAnQ ⎼ dont du personnel qui semble fort inquiet et démotivé. L’argument de la démobilisation du personnel de ce service public, comme il advient dans le contexte de telles nominations partisanes ainsi que François Legault l’admettait lui-même jadis, risque fort de s’ajouter dans un avenir proche alors que celui du sens et de la rationalité publique deviendra plus critique.
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