Le livre est le carton de l’oeuvre

Cartons est une œuvre. Mais pas une œuvre en carton. On dit cartonner un livre lorsque l’on protège l’imprimé avec une reliure. Mais si le carton fait le livre, il ne fait pas l’œuvre parce que Cartons n’est pas cartonné et pourtant c’est une œuvre.

Cartons  de Christine Jeanney défie une certaine conception de l’œuvre littéraire, celle qui la pense avec des contours, une épaisseur, un poids, des coordonnées spatio-temporelles telles que lorsque, l’on déménage ses cartons, on prend soin de choisir des boîtes qui ne sont pas trop grosses pour emballer le contenu de la bibliothèque… ou alors, avec le sourire et comme si de rien n’était, on demande aux autres de les porter.

Cartons est un contre-exemple à toutes les hypothèses qui voudraient associer l’œuvre à un objet physique. Il n’y a pas d’objet physique auquel on peut identifier Cartons. Oui, bien sûr, Cartons est abrité dans un fichier pdf, un epub, un doc, une page html…Mais l’œuvre n’est pas identique à aucun de ses items ou de ses types d’items. Cartons est incombustible, indestructible. Et Cartons a des propriétés comme « être ironique » que n’ont pas les objets physiques.

Mais on pourrait bien insister pour défendre l’hypothèse de l’objet physique et dire que l’œuvre est le cumul de ces choses-là, les fichiers pdf, les epubs, les docs, etc…Mais d’une part, comme Richard Wollheim l’a malicieusement fait remarqué en développant ce type d’argumentaire, c’était avant que la littérature numérique ne soit : un ensemble n’est pas un objet physique. Un ensemble est une chose abstraite. Du coup, cette proposition cumulative est apriori incompatible avec la conception physicaliste de l’œuvre, elle l’a disqualifie. D’autre part,  comme l’œuvre est appelée à migrer sur différents supports,  certains qu’on ne connaît même pas encore, on serait aussi contraint, si on allait de l’avant avec cette thèse, d’affirmer que l’œuvre est perpétuellement inachevée; ce qui va à l’encontre de nos intuitions.

Mais si Cartons n’est pas un objet physique, en  quoi consiste-elle ? Posons que Cartons est un texte commun à tous les items, les tokens qui exemplifient un certain type sous la forme d’une séquence de caractères et d’espaces donnée.

C’est aussi un texte avec des propriétés socio-historiques dérivées du contexte de production. Car si je réutilise le texte de Cartons, supposons qu’il est sous licence creative commons 3.0 et que je le remixe intégralement, il va référer à un autre changement d’adresse, s’inscrire dans un horizon de sens bien différent associé à un rituel social, une expérience partagée, la fête du déménagement au Québec par exemple, et ceci aura pour effet de sémantiser les  boîtes en question et de leur donner une signification collective propre à cette condition-là.  Cartons appartiendrait à un autre monde, en lui déménagé. De même que Pierre Ménard, auteur du Quichotte, a aussi déplacé le texte de Cervantès ainsi que Borgès nous l’a confirmé de façon définitive.

Cartons serait même une sorte de « faire un texte dans un contexte»  et un « faire » est un événement, une action. L’œuvre Cartons s’est faite du 1er juin 2011, 9h54, au 10 juin 2011, 20h33, nous précise François Bon, et mise en ligne vers 22h53.  La réalité événementielle de l’œuvre est ici augmentée et les gestes pour l’achever contribuent à la définir. En ce sens, cette œuvre est un processus, une performance, une action complexe dont le texte n’est qu’une des composantes et qui rassemble les attributs stylistiques issues de la démarche, les modalités de ce faire. Disons, pour fixer sa catégorie et son statut ontologique que l’œuvre est une performance entendue comme la génération d’un texte dans un contexte.

Mais ce n’est pas tout, l’œuvre est la génération d’un texte dans un contexte en relation avec d’autres actions, celles des lecteurs qui vont la mettre en boîte, l’apporter avec eux, déplacer sa destination et son centre de gravité, en faire une métaphore de leurs récit à eux.

Cartons est cette rencontre entre deux catégories d’actions, entre deux performances, elle est une inter-action, un système interactif dont le mélange définit un certain focus pour l’appréciation.

Telle est Cartons, dans sa composition numérique, qui révèle les conditions d’identité des productions littéraires et déménage l’ontologie de ces entités vers la catégorie des actions, et plus particulièrement, des interactions. Voilà ce que Cartons transporte en l’œuvre elle-même.

Nul carton ne circonscrit Cartons, en revanche cet événement contient une proposition pour toutes œuvres littéraires.

Une réponse à « Le livre est le carton de l’oeuvre »

  1. Je suis ébloui par cette analyse, merci ! et je fais mienne cette magnifique citation : « comme l’œuvre est appelée à migrer sur différents supports, certains qu’on ne connaît même pas encore, on serait aussi contraint, si on allait de l’avant avec cette thèse, d’affirmer que l’œuvre est perpétuellement inachevée; ce qui va à l’encontre de nos intuitions. »

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

%d blogueurs aiment cette page :