On était dans l’auto cet après-midi, mes fils et moi, et on s’en allait au théâtre voir une pièce de Wajdi Mouawad, Pacamambo, avec la mort à l’enseigne. On sait que c’est l’histoire d’une jeune fille qui s’enfuit pendant trois semaines avec le cadavre de sa grand-mère. Afin d’apprivoiser ce deuil, elle crée son propre rituel et son mythe de la mort.
Alors, on retournait déjà cette idée du deuil dans notre tête, et juste avant d’arriver à la Maison Théâtre, au coin de la rue Ontario, Fils aîné me dit: Hier la fondatrice de ma guilde est morte d’un cancer. Pardon, j’ai dit, la guilde de quoi ? La guilde à laquelle j’appartiens sur World of Warcraft… Abby est morte d’un cancer.
Ah ben oui, les guildes…Depuis quelque temps, j’ai commencé à faire la druidesse aux cheveux bleus sur cette plate-forme de jeu avec lui comme coach (il a 11 ans).
J’étais abasourdie. Comment la mort, comment le cancer peuvent-ils pénétrer les frontières des mondes virtuels ? Et soudain, nous étions très émus. Il y avait tout à coup un récit bien plus grand que nous qui traversait le récit fantastique qui nous était familier. Il y avait les codes de notre finitude qui venaient troubler les règles d’un jeu où l’on ne meurt jamais dans ce sens-là, malgré toutes les vies que l’on peut perdre.
C’est ainsi qu’il m’a raconté que, au cours de la semaine, il avait reçu un message l’informant de la tenue d’un événement important prévu pour vendredi (hier). Il avait saisi que, vers 19h30, les membres de la guilde devaient se retrouver au même endroit revêtant tous leur guild tabard qui est une sorte de grande chasuble rouge identifiant la horde et qui se porte par-dessus l’armure. Ce qu’il a fait. De là, la horde s’est dirigée vers Ashenvale. C’est à cet endroit qu’on lui a expliqué le motif tragique de ce rassemblement. La cheffe remplaçante a alors prononcé un long discours faisant l’apologie de Abby, l’héroïne disparue. La cérémonie s’est poursuivie par des danses, des hommages individuels, des prières et la promesse que le prochain raid serait exécuté en son honneur. Ce sont les propres enfants d’Abby, m’a encore appris Fils aîné, qui ont demandé à ce qu’un memorial se déroule dans les pâturages de ce monde sachant qu’elle tenait beaucoup à la guilde qu’elle avait fondée et à ceux qui en faisaient partie.
J’ai été très intriguée en constatant l’utilisation de ce jeu, World of Warcraft, comme dispositif pour la mise en place d’un rituel funéraire: une ritualisation opérée par des avatars autour d’une souffrance partagée par une communauté. Car, il faut comprendre que les membres de la horde tissent de liens à force de se fréquenter et de vivre des aventures. Les rites de la mort contemporains s’inscrivent ainsi dans de nouveaux horizons avec de nouveaux gestes qui participent à l’établissement de la culture numérique. On n’hésite pas à associer le développement des rites funéraires à la fondation d’une culture, et même d’une civilisation.
De Pacamambo, qui est une pièce de chair et d’os qui nous a montré la mort défiée par une enfant et par ce monde virtuel qu’elle crée (est-ce celui de l’art ou de l’imaginaire?), à World of Warcraft, où l’on a mis en scène la mort vraie ritualisée, on s’est retrouvé, Fils aîné et moi aujourd’hui sur la route, celle d’asphalte comme celle de la métaphysique, sur un chemin de travers, penauds et peinés, et nous avons tout relié et ramené au désir de vie.
La mise en réseau de ces œuvres, vivantes et virtuelles, a formé, comme nos mains qui se sont cherchées, la trame d’une seule histoire nous parlant de l’expérience humaine, de sa traversée, de sa manière de nous traverser, de nous laisser et de nous prendre, oui nous, mais surtout les autres, les nôtres. Et même s’il n’y a pas d’ailleurs où guérir d’ici, il y a des récits, des lieux et des gestes, anciens et nouveaux, fictifs, pour atténuer la souffrance de ceux qui restent et pour préserver la mémoire de ceux qui partent. Pour rester liés.
Dans les prochains jours, la vidéo de la cérémonie funéraire commérant la mort d’Abby et qui s’est déroulée vendredi sur World of Warcraft sera accessible sur YouTube.
| L’image provient du cimetière du Père-Lachaise, à Paris, à l’automne 2010 |
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