Joe Sacco a créé un chef d’oeuvre de la BD historique avec Gaza 1956, en marge de l’histoire (Futuropolis 2010). Si vous avez lu Le Photographe – si non, faites-le! -, on y célèbre avec un égal brio la rencontre entre « approche journalistique, invention narrative, maîtrise du dessin et, évidemment, validité des évènements et témoignages rapportés » (LeMonde.fr). Dans Gaza 1956, Sacco traque les récits de deux tueries dont furent victimes des centaines de civils dans les villes de Khan Younis et de Rafah.
En évoquant d’abord les meurtres de Khan Younis, Sacco explique dans son avant-propos : « Cet épisode – le plus important massacre de Palestiniens sur le sol palestinien, si l’on en croit le chiffre de 275 morts avancé par l’ONU – méritait bien peu d’être renvoyé dans les ténèbres où il gisait, comme d’innombrables tragédies historiques, à peine reléguées au rang de notes de bas des pages consacrées aux grandes lignes de l’Histoire…ces tragédies contiennent souvent les graines du chagrin et de la colère qui façonnent les événements du présent. »
La périlleuse entreprise de Sacco visant à faire remonter à la surface de la mémoire la frange étriquée des faits et des émotions témoigne des obstacles, jusqu’à récemment quasi insurmontables, dans l’accès à l’information:
Pour ce livre, j’ai fait l’essentiel de mes recherches « sur le terrain » à l’occasion de mes trois voyages dans la bande de Gaza entre novembre 2002 et mai 2003. Ma priorité était d’enregistrer les récits des témoins oculaires des événements de Khan Younis et de Rafah. Mais cinquante ans, c’est long, surtout pour demander à des gens de se rappeler un jour en particulier. Par conséquent, les souvenirs rassemblés ici ont été minutieusement examinés en tenant compte d’inévitables défaillances de la mémoire, et leurs détails ont été comparés : pour l’essentiel, les survivants se sont-ils rappelés de la même chose ? Les historiens considèrent généralement que les preuves documentaires sont plus fiables que les témoignages oraux, mais les documents sont rares, et certains ordres et rapports douteux sont souvent gardés secrets, ou conservés dans des endroits où même les chercheurs les plus zélés ne peuvent les dénicher. Les archives militaires égyptiennes sont inaccessibles à la plupart des enquêtes. Certaines archives de l’ONU, en Jordanie et ailleurs, qui pourraient éclaircir les faits, sont elles aussi pratiquement inaccessibles…
Dans son compte rendu de l’oeuvre, Sébastien Naeco soulève ici cette délicate problématique des sources en la généralisant et en l’actualisant : “Les récents” massacres au Rwanda, au Cambodge, en ex-Yougoslavie, au Pakistan, en Afghanistan, en Irak (liste malheureusement non exhaustive) nous rappellent que, malgré l’instantanéité de l’information, malgré les technologies ultra-perfectionnées qui nous permettent de voir en direct un skieur se vautrer à plusieurs milliers de kilomètres, malgré les conventions internationales, les ONG, le courage de nombre de journalistes et de soldats chargés de maintenir des paix bien fragiles et peu médiatiques, malgré la bonne volonté médiatique affichée qui promet, cas récent de Bernard Kouchner, notre Ministre des Affaires Étrangères, une reconnaissance d’un État Palestinien, le grand public est tenu et maintenu dans une indolente ignorance des horreurs du monde… mais pas les élites politiques et les grands argentiers, ni, dans une certaine mesure, les grands médias, quoiqu’ils en disent. »
En revanche, Naeco n’évoque pas les alternatives contemporaines comme GlobalVoices et WikiLeaks qui représentent i. des réponses démocratiques à cette problématique de l’accès et ii. des remparts documentaires contre l’oubli.
D’une part, l’enregistrement et le témoignage d’acteurs locaux en temps réel, que Twitter ou les blogues de GlobalVoices supportent, permettent d’accumuler du matériel et des données historiques fraîches – alors que Sacco a dû s’en remettre à quelques survivants 50 ans après les incidents.
Pour ceux qui ignorent cette ressource d’exception, GlobalVoices se présente comme « une organisation à but non lucratif de plus de 300 blogueurs du monde entier, fondée au Berkman Center for Internet and Society de la faculté de droit de Harvard. Ils proposent des revues de blogs du monde entier, traduites en 18 langues, en accordant une attention toute particulière aux voix absentes des médias traditionnels. »
D’autre part, les murs jadis impénétrables des archives nationales ne le sont plus avec des initiatives comme WikiLeaks qui facilite la diffusion des fuites d’information. Cette approche est contreversée, mais il n’en demeure pas moins que, le filtrage des fuites de WikiLeaks par de grands médias comme le New York Times, The Guardian, Le Monde, El Pais et Der Spiegel, préserve la fiabilité des informations suivant les codes journalistiques reconnus.
Sur le site de WikiLeaks, les principes qui fondent ce projet sont évoqués et notamment le droit des personnes à contribuer au récit de leur histoire : « the defence of freedom of speech and media publishing, the improvement of our common historical record and the support of the rights of all people to create new history. We derive these principles from the Universal Declaration of Human Rights ».
On peut considérer la chronique de la démarche documentaire de Sacco pour la création de Gaza 1956 comme un plaidoyer en faveur du journalisme citoyen et de l’écriture démocratique de l’histoire. Une entrevue avec Joe Sacco est disponible sur BDtheque.com
Trois pistes d’actions pour conclure:
1. Pour que ces données accumulées au présent deviennent les voix de la mémoire, pour qu’elles soient encore accessibles aux historiens et aux chercheurs de demain, il faut que les grandes institutions documentaires prennent le parti d’assurer ce mandat de sauvegarde. Mais, il importe aussi de former le public à la préservation des contenus qu’il crée.
2. Les bibliothèques qui se revendiquent d’un projet citoyen devrait valoriser des ressources telles que GlobalVoices au sein des collections numériques et ouvrir leurs portes aux porte-paroles de cette initiative pour leur permettre de rencontrer des blogueurs intéressés ou susciter des nouveaux profils de créateurs de contenu dans les communautés locales. Les missions de ces deux activités, bibliothèque et journalisme citoyen, sont complémentaires.
3. Toutes les organisations professionnelles de bibliothécaires et de professionnels de l’information devraient se pencher, à la manière dont l’ALA l’a initié sur ce blogue, sur les enjeux soulevés par WikiLeaks : l’accès à l’information gouvernementale, la censure, la liberté d’expression, le bloquage de sites web, l’abus du statut de confidentialité de l’information gouvernementale, la transparence du gouvernement et les questions légales entourant l’information confidentielle, la protection des sources.
| L’image「パレスチナ」 ジョー・サッコ « PALESTINE » Joe Sacco appartient à la galerie de jetalone sous licence CreativeCommons |
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