J’ai rassemblé cette série possible de billets autour du concept au singulier de la N-bibliothèque. Très vite, j’ai bien vu qu’une désignation plurielle était préférable et que j’aurais dû proposer une réflexion sur les N-bibliothèques. Mais, on ne change pas un titre et partant un URL qui est lancé sur les réseaux sociaux.
Après avoir exploré, dans la foulée des travaux ici et ici sur la bibliothèque troisième lieu, les notions associées à l’image de marque, le zoning, la flexibilité dans le billet précédent, je poursuis avec 4.l’expérience.
L’expérience constitue une thématique robuste dans l’ambiance des questionnements actuels.
On notera tout de suite l’intérêt d’introduire une donnée sensible et ostensive dans le contexte de cette entité publique qui a l’habitude de siéger, en plein soleil, dans le monde des idées.
Mais, d’entrée de jeu, il s’avère que la bibliothèque par définition est expérience toujours déjà chaque fois que des rencontres documentaires ou de nature sociale favorisent l’apport d’information nouvelle modifiant l’état du sujet qui l’éprouve.
Par ailleurs, on ne manquera pas de souligner qu’en cette période de transformations substantielles, la portée expérimentale doit être accentuée par et pour tous ceux qui sont en relation avec la bibliothèque, tant du côté des usagers que des agents. Nous sommes condamnés à expérimenter car nous sommes dedans, sans recul et ni synthèse disponibles. Les agents en bibliothèque sont confrontés à la nécessité de mettre en place des projets pilotes autour des nouveaux usages et des nouveaux outils numériques, qui bouleversent la pratique de la lecture et de l’écriture comme la transmission des savoirs, afin d’apprivoiser ceux-ci, de se former et de co-expérimenter avec les usagers.
Par exemple, on parle beaucoup de livres numériques, des droits d’auteur, de la hausse de vente chez Amazon, mais mesure-t-on ce qui se passe du côté du public, ce qu’il est exigé des usagers comme maîtrise technologique afin de manipuler les tablettes de lecture, de gérer les fichiers qui contiennent les livres et entre les deux, de négocier avec les applications requises?
Quoiqu’il en soit, les bibliothèques ont les dispositions pour faire une différence et se poser comme des laboratoires vivants permettant d’opérer une transition plus fluide vers le paradigme numérique. Des LaboBNF, il y aurait lieu d’en programmer dans toutes les bibliothèques, à leur échelle.
De plus, les informations que dispensent les bibliothèques sont conçus comme des biens d’expérience. On le ressent d’autant plus fortement dans le contexte actuel de la concurrence culturelle qui nous inscrit dans une économie de l’attention. Comme les journaux, les bibliothèques doivent relever le défi stratégique de la fidélisation, de la différenciation et de la méta-information (la réputation, les rumeurs, le profil) comme Jean-Michel Salaun l’a bien développé.
J’en viens au vif du sujet: le marketing expérientiel formulé dans le cadre des bibliothèques troisième lieu et qui a parfois mauvaise presse comme tout ce qu’on associe apriori au marketing. Pour ma part, je suis très à l’aise avec le concept de marketing car il s’agit bien, n’est-ce pas, de la version contemporaine de la rhétorique? Or, il existe des vrais rhéteurs qui développent des approches sensibles et émotives pour convaincre et saisir l’attention du public à l’aide d’un discours et de moyens fondés en raison et visant le bien commun, au contraire des sophistes qui n’ont qu’un seul intérêt, le leur, souvent de nature mercantile.
Ceci étant dit, le marketing expérientiel, dont les éléments théoriques sont présentés un peu partout sur le web, adopte typiquement une vision plus haute du client qu’on considère comme un être est quête d’une expérience significative, en termes d’immersion ou de sublimation, plutôt que sous le mode d’un étroit consommateur de produit ou de services. C’est une approche qui humanise le prestataire et qui reconnaît son intérêt pour des enjeux qui dépassent l’achat, la consommation, à travers son désir de vivre des situations, des intrigues, de rêver, de se raconter des histoires, de chercher du sens. Pour illustrer avec un exemple type, on dira que faire ses courses dans le Mile-End, ce n’est pas comme à Laval ou dans le 12ième à Paris…
L’expérience doit être conçue comme le vécu de l’usager en relation avec l’image de la bibliothèque, ses biens, ses services sous le mode d’une narration qu’on co-construit avec lui et la communauté. Les questions qu’il faut se poser et les équations qu’il faut résoudre au plan de la programmation concernent non pas une expérience-type mais une succession d’expériences: comment réussir à créer des anticipations, des désirs, comment créer des rencontres de services, comment favoriser l’usage et la jouissance d’un lieu, d’un document, d’un service, comment même faire en sorte que l’on réussisse l’expérience au passé, une fois que l’événement est révolu de manière à en faire un état que l’on se plaît à revivre en mémoire ou à graver sur des images ou des mots…?
L’expérience en bibliothèque est donc envisagée comme une offre distincte qui s’ajoute à l’offre actuelle.
L’expérience de l’usager, du point de vue du programmiste, consiste à penser que l’on propose des matériaux, réels ou virtuels, qui vont l’amener à se constituer comme l’auteur d’un récit de découverte, de recherche, d’appréciation du monde documentaire et au-delà. L’usager se façonne alors comme un auteur à la rencontre des auteurs et des autres désirant accéder et participer au riche tissu de…l’expérience humaine. La bibliothèque devient le texte et l’œuvre, se déploie comme un nouveau document possible dans l’imaginaire de l’usager. Elle n’est plus ce meuble invisible et discret qui garde les documents, elle participe à la création documentaire à travers le public, faisant de ce public, une collection de créateurs, à travers elle.
Ces matériaux impliquent un décor, un récit ou une intrigue, les autres, une communauté. On crée des espaces humains de qualité supérieure qui sont destinés à inspirer les gens, à susciter une mise en scène de soi théâtrale, à suggérer des possibilités d’évasion. On a recours à une architecture originale, un design spectaculaire, des aménagements au rythme varié, du mobilier d’avant-garde qui vont définir cet espace ouvert à l’exploration des mondes, à la découverte des autres et au dépassement de soi.
Cette expérience « wow » assume son pouvoir de séduction, se donne comme très charnelle, interpelle tous les sens en vue de favoriser une plus grande ouverture dans la conquête du sens. C’est la bibliothèque, qui, alors même qu’elle se prolonge dans l’immatériel-numérique, revendique pleinement sa physicalité, sa part corporelle que le fétichisme du livre, en espèce menacée, rend plus urgente, plus extrême.
Comme l’observe Servet, on voit souvent des volumes, de l’ouverture, de la transparence, des façades vitrées, des vitrines, des néons, des grands écrans, des escaliers roulants, une mise en scène des collections qui rappelle l’art des étalagistes. C’est là un statement, une posture que l’on adopte pour concurrencer les lieux commerciaux ou les lieux de divertissement. La facture des édifices est belle, colorée, séduisante, un peu tapageuse, ludique : l’enveloppe, le look, l’allure participent sans fausse-pudeur au registre des raisons et des envies qui font que l’on y va avec appétit. On simule des allées marchandes où l’on déhambule vers le café, on crée des effets de librairies, des power walls, des activités et des événements tendance qui se font rituels en favorisant des interactions entre les documents et les gens, ou simplement entre les gens, mais toujours avec un fort pouvoir évocatif ou narratif dans un contexte sécurisant.
Et ce vocabulaire architectural est enrichi par la présence d’artefacts culturels, d’oeuvres d’art, de dispositifs sensoriels qui sont distribués dans des aires d’expositions prévus ou qui s’insèrent, de façon impromptue, dans l’environnement.
La technologie est envisagée comme un élément enchanteur du décor. Sa compagnie contribue à la mise en forme d’une représentation de soi positive; elle répond à une aspiration dans un contexte où les individus sont vulnérabilisés par la cohabitation obligatoire avec les outils informatiques. Ou alors si les usagers la côtoie familièrement c’est qu’elle reflète leur identité. Le récit technologique est fondamental pour nourrir l’imaginaire, favoriser l’accès, l’appropriation et la ritualisation de ces nouveaux usages. En tant que la technologie est partout et nulle part, disséminée dans l’espace, elle se déploie aussi comme le go between entre la bibliothèque physique et numérique.
Le partage de l’expérience avec la communauté ajoute aussi une dimension de sens en même temps qu’elle contribue à la cohésion sociale elle-même. Être-là, installé dans quelque chose de confortable et de significatif, que ceci soit une représentation ou un objet de design, aimer être vu là, en parler; on aime souvent raconter nos expériences, les mettre en commun: ce lieu devient propice à la construction d’une parole partagée.
En cela, les médias sociaux sont des opérateurs privilégiés de ce discours possible autour de ce que l’on vit ou que l’on a vécu et qui confère des attributs de transcendance à l’expérience en bibliothèque.
| Les images proviennent de l’espace multimédia de l’OBA d’Amsterdam |
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