La bibliothèque de Jefferson et quelques idées sur la révolution technologique


La Library of Congress est née en 1800 sous la présidence de John Adams en même temps que le transfert du siège du gouvernement dans la nouvelle capitale désignée : Washington. Typiquement, la petite bibliothèque à l’usage des membres du congrès fut pillée et brûlée lors de l’invasion des troupes britanniques en 1814 ->  au sujet de la pratique consistant à incendier les bibliothèques dans le contexte de conflits armés, voir Livres en feu/L.-X. Polastron. Folio 2009.

Quelques semaines après ce désastre, le président à la retraite Thomas Jefferson mettait sa bibliothèque personnelle à la disposition de l’État, une collection qu’il avait mis 50 ans à réunir, considérée comme la plus large (6 487 ouvrages) et l’une des plus raffinées du pays, pour compenser cette perte – > Le dossier sur Jefferson dans l’Agora mérite le détour.

« Jefferson anticipated controversy because his collection included books in foreign languages and volumes of philosophy, science, literature and other topics not normally viewed as part of a legislative library. He wrote, « There is, in fact, no subject to which a member of Congress may not have occasion to refer » » (Experience the Thomas Jefferson Building, LoC)

On dit que c’est ce principe jeffersonnien suivant lequel tous les sujets sont susceptibles d’intéresser la législature américaine qui est au fondement de l’approche encyclopédique de la bibliothèque du Congrès en matière de développement de collection.

La bibliothèque fondatrice de Jefferson a été reconstituée et, depuis 2008, une exposition, dont j’ai fait l’expérience il y a quelques jours, lui est consacrée. Le concept interactif de cette activité a été couronné de prix. La reconstitution ne fait pas renaître la salle d’étude de Jefferson mais, de façon très heureuse, les livres ont été disposés en une spirale que l’on sait se prolonge en la plus vaste collection du monde, comme la bibliothèque interminable.

À travers la diversité des sujets, on a constaté que la politique, le droit et l’histoire dominent les rayons. Les classiques grecs et latins, que Jefferson vénéraient, figurent aussi en force. La présence même de ces classiques dans sa bibliothèque, j’en fais l’hypothèse, est la source philosophique qui explique l’encyclopédisme jeffersonien qui structurera la LoC.  Car l’humanisme que ce choix de lecteur traduit veut que le développement des qualités humaines repose sur le savoir et passe par un commerce universel avec les sciences et les arts.

Ces lectures humanistes sont aussi associées à l’élaboration des principes qui ont forgé la Déclaration d’indépendance et, par suite, divers accomplissements politiques : liberté, liberté de presse, égalité, démocratie, éducation publique.

La seconde phrase de la Déclaration est devenue l’un des piliers de la conquête des droits de l’homme : « Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. »

Mais ces idées qui ont essaimé au Siècle des Lumières et qui sont appelés à déterminer l’organisation de l’État américain comme celle de la bibliothèque n’ont elles-mêmes été possibles qu’en raison de la révolution technologique qui avait cours et qui était aussi, éminemment, une révolution documentaire.

Cette mouvance philosophique a pu s’actualiser en vertu de progrès touchant:

  1. l’édition et son contenu : les techniques et les procédés de l’imprimerie se complexifie et permette une multiplication des copies à travers des documents portables, les connaissances scientifiques seront désormais l’objet d’une diffusion, supportées par des images qui vont augmenter leur accessibilité et leur caractère pédagogique -> au sujet des portables, on peut lire « Aldo Manuzio, Passions et Secrets d’un Vénitien de Génie » par Bruno Rives;
  2. la circulation des documents s’accélère à travers diverses modalités de communications : lettres, missives, rapports, gazettes, etc.;
  3. la présentation des résultats scientifiques quittent les cercles secrets des initiés et la mise à l’épreuve des expériences se déroule dans le cadre de forum public comme les sociétés royales. Plus généralement, les idées s’échangent dans les salons et les académies.

C’est la mise en place graduelle de ces dispositifs qui a permis ultimement la création de l’encyclopédie, emblème de l’accès démocratique au savoir – mais qui, dans les faits, représente une opportunité pour l’élite.

Les transformations techno-numériques auxquelles nous assistons alimentent elles aussi divers courants philosophiques qui traversent le zeitgeist : post-modernisme, naturalisme, néo-pragmatisme, et encore l’humanisme mais dans une version intensive, décuplée qui redéfinit les valeurs dans les termes d’une participation à, plus qu’un être-créé-en-tant-que…Liberté, égalité ne sont plus seulement des données à la Jefferson prescrites à la naissance en vertu des lois naturelles mais elles se construisent, s’exercent, se revendiquent, se propagent dans un système d’action et d’interactions disponibles à chaque instant, partout, dans la communauté des écrivants.

La démocratie participative, le principe du travail collaboratif, le liberté de l’accès et du contenu, le droit égal à la participation de même que l’égalité des savoirs communs et experts émanent de ces infrastructures récentes, des médias du web. Le registre des stratégies est étendu : édition numérique, auto-publication, blogues,  circulation rapide des données, accélération de la collaboration et des interactions, diffusion en tant réel des résultats scientifiques et des nouvelles avec un effet multiplicateur, amplification de la confrontation publique, principe de la recommandation par filtrage et par consensus…Le marqueur de cet âge docu-démocratique extrême, c’est ma suggestion, est encore représenté par une encyclopédie: Wikipédia.

Je crois qu’avant peu les bibliothèques traduiront elle aussi cette version du monde si bien qu’on ressent déjà l’empreinte de l’hyperdémocratie à travers ces efforts entrepris pour socialiser les espaces et les services. Toutefois, ces lieux, qui ne sont plus les gardiens privilégiés de l’encyclopédie, en son oeuvre et concept – car celle-ci existe désormais hors-les-murs – demeureront-ils encore, dans la nouvelle économie des savoirs, les catalyseurs stratégiques de la sphère publique qu’ils ont été de Jefferson à nous?

L’image Jefferson Statue provient de la galerie The Library of Congress, dans les Commons de Flickr.

Sources ? Merci à JP pour la conversation au sujet de la révolution scientifique et technologique dans une perspective documentaire.

4 réponses à « La bibliothèque de Jefferson et quelques idées sur la révolution technologique »

  1. […] This post was mentioned on Twitter by marie d. martel, Céline Anger. Céline Anger said: RT @Bibliomancienne: "La bibliothèque de Jefferson et quelques idées sur la révolution technologique « Bibliomancienne" http://j.mp/dfWPbJ […]

  2. […] bien sûr. C’est ce que dit aussi, mais d’une autre manière, Bibliomancienne avec son billet sur la Bibliothèque du Congrès que je trouve très […]

  3. Merci beaucoup pour cet excellent article.
    Je viens de découvrir ton site et j’avoue que ce premier billet est extraordinaire.
    Merci !
    Et j’attends les prochains avec impatience.
    Amicalement !

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