C’est une question qui, à prime abord, semble au goût de la Journée mondiale du livre et du droit d’auteur. Mais, depuis Platon, les philosophes n’y ont pas vu l’intérêt actuel et on s’est intéressé plutôt à la question du beau ou de l’art en général. La quête de la nature de l’oeuvre est contemporaine et a mobilisé l’attention des penseurs surtout à partir des années 1950.
En fait, au sein de cette histoire tout neuve, trois courants principaux ce sont succédés, le textualisme, le contextualisme et l’actionalisme. Je profite de la JMLDA pour entamer une série de quelques billets sur ce pan de l’histoire des idées et de la philosophie de la littérature. Et comme on pourra le constater, notamment avec le courant textualiste qui ouvre le chemin, la relation entre l’oeuvre, le livre et l’auteur surtout, qui est si âprement revendiqué et défendu par les temps qui courent, n’a pas toujours été, ontologiquement parlant, considéré comme allant de soi.
Si on revient aux années 1950, les communautés philosophiques débattent alors des relations entre l’œuvre et le texte. Tant du côté des sémioticiens européens (Barthes, Foucault, Kristeva, Derrida) que des philosophes anglo-américains (Beardsley, Goodman, Wollheim), on souscrit à une approche dite « textualiste ». Le textualisme est assimilé à une approche qui va, suivant l’expression de Barthes «de l’œuvre au texte» parce que l’on préconise une réduction de l’œuvre littéraire à sa structure, le texte, en éliminant les attributs associés à l’auteur, au contexte de production ou, plus généralement, à l’histoire. Selon ce point de vue, l’œuvre, c’est le texte; et seul ce dernier constitue le dispositif légitime pour l’exercice des activités créatrices et interprétatives.
Cette ontologie du texte a été raffinée par Robert Wollheim (1923-2003) à qui l’on doit une série d’arguments devenus classiques qui ont contribué à établir le textualisme.
Wollheim a montré que l’oeuvre, c’est le texte en rejettant notamment les hypothèses concurrentes, qu’on entend encore souvent d’ailleurs, à savoir l’oeuvre c’est le manuscrit, c’est le support, le livre, les copies, les exemplaires, etc., qui sont tous des objets physiques. On rassemble ces propositions sous l’appellation de l’hypothèse de l’objet physique (HOP).
Ainsi, on dit que, selon une de ces versions de HOP, l’œuvre littéraire est identifiée au manuscrit de l’écrivain. Objection de Wollheim : On peut brûler le manuscrit, mais pas le poème, le récit, par exemple, si je brûle le manuscrit d’Edgar Allan Poe, je n’aurai pas consumé La Lettre volée. Ainsi le manuscrit ou les exemplaires sous forme de livres ont des propriétés, être carré, taché d’encre, d’une certaine dimension, etc que l’oeuvre n’a pas. Et l’oeuvre, La Lettre volée, a la propriété d’être fantaisiste, tourmentée, funeste, mystérieuse, etc., que n’ont pas les supports qui la véhicule. Et donc par la loi de l’indiscernabilité des identiques de Leibniz, le poème, le récit ou quel que soit le genre du texte, n’est pas cet objet physique. D’autres, plus caustiques, ont ironisé en suggérant que le texte, contrairement au manuscrit ou à l’un de ses exemplaires, est logiquement incombustible.
Selon une autre version de HOP : l’œuvre ne serait-elle pas plutôt identique à l’ensemble de ses copies ? Dans ce cas, on devrait conclure qu’Ulysse est une œuvre indéfiniment inachevée portée par la multiplication de ses copies, des exemplaires de livres qui servent à le diffuser. Ou encore, les multiples rééditions du Petit Prince, très actif l’an dernier, entretiendraient perpétuellement son statut d’oeuvre inachevée. Ce qui semble contraire à nos intuitions.
Les esprits sophistiqués auront déjà remarqué ici que, de toute manière, un ensemble n’est pas un objet physique, mais un objet abstrait aussi en posant cette dernière question : l’œuvre ne serait-elle pas plutôt identique à l’ensemble de ses copies ?, on avait déjà congédié l’HOP.
Dans les circonstances, il s’est avéré acquis qu’il fallait chercher, pour trouver l’oeuvre, du côté des entités abstraites plutôt que des choses physiques. Et, on doit aussi à Wollheim d’avoir clarifié le statut logique de l’œuvre qu’on s’entend à définir désormais en mode non physique. Pour des raisons qui seraient trop longues à énumérer ici, Wollheim a conclu, en comparant les propriétés respectives de différents types d’objets abstraits comme les ensembles, les universaux et les types, que les types convenaient mieux au statut de l’œuvre littéraire.
Ainsi le texte d’un manuscrit ou les textes des différents copies de Kamouraska, ou encore des différentes éditions de Kamouraska, sont autant de textes-tokens qui manifestent le même texte-type qui est l’œuvre littéraire. D’une façon générale, deux textes-tokens appartiennent au même texte-type s’ils partagent les mêmes propriétés syntaxiques et sémantiques. L’oeuvre Kamouraska est identique à un texte-type, tel est la réponse textualiste à la question « qu’est-ce que l’oeuvre? ». Par conséquent, les textualistes, à leurs risques et périls, diraient en cette journée qu’une oeuvre n’est ni un livre, ni un produit auctorial.
Mais le textualisme, la conception que l’œuvre est identique au texte-type, a rencontré des objections importantes et qui sont devenues à la longue, relativement consensuelles.
Cependant, tous les arguments développés pour rejeter l’hypothèse de l’objet physique sont encore parfaitement valides et redoutablement actuels. Cela dit, pour calmer les inquiétudes quant à l’avenir de l’auteur que ces thèses ont peut-être suscitées, le rôle de ce dernier a été réintroduit dans la conception de l’oeuvre que les philosophes de la littérature ont défendu par la suite.
*L’image Projekt-Woche 17-Booklove, sous licence creative commons, provient de la galerie de Miss Turner sur Flickr
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