Manifeste pour un pluralisme littéraire

La question du pluralisme est au goût du jour. Le Manifeste pour un Québec pluraliste circule de mains en mains en signatures sur le web et à travers les médias sociaux. Je l’ai signé et, en posant le geste, la saveur de cette question en littérature m’est revenue. Les enjeux de cette question ne sont pas sans conséquence, selon que l’on affirme cette thèse, ou la nie, ou la module avec une thèse relativiste, on peut être tenté de défendre des positions politiques dérivées. Le pluralisme littéraire combiné au relativisme, par exemple, pourrait nous servir d’appui pour affirmer qu’il n’est pas nécessaire d’améliorer la littéracie si les textes n’ont pas de statut privilégié par rapport à d’autres formes de littérature comme le conte oralisé ou la chanson. Délicat.

Le pluralisme s’oppose au monisme littéraire qui veut que la littérature soit constituée d’une seule sorte de chose. Par exemple dans la communauté de l’esthétique anglo-américaine (Goodman, Levinson, Davies) que je connais mieux, mais c’est probablement aussi le cas du côté continental – sauf Genette peut-être à un moment donné-, la littérature a été approchée comme un phénomène essentiellement textuel. Le pluralisme auquel je réfère ici rejette, en particulier, le projet de réduire l’ontologie de l’œuvre littéraire à la conception uniforme du texte. On définit simplement un texte comme une séquence de caractères avec des espaces et des marques de ponctuation.

Naturellement, on peut fournir des raisons internes pour expliquer le fait que la quête de l’œuvre littéraire ait été circonscrite aux frontières du texte dans la communauté analytique, des raisons qui ne sont pas simplement liées à un biais textualiste qui se retrouve de toute façon répandu bien au-delà de cette dernière dans notre culture de l’écrit/imprimé. Le fait est que la catégorie du texte que l’on peut appréhender syntaxiquement, en tant que séquence de caractères, a le mérite d’offrir une base solide, fixe, bien délimitée pour établir l’identité de l’œuvre et qui est compatible avec les présupposés théoriques et méthodologiques caractéristiques de cette tradition et qui lui permettait ainsi d’éviter les dérives du psychologisme.

Mais le fait est que la solution du texte a ses limites et ne peut pas être mise à contribution pour de nombreuses productions littéraires. Aussi, en vue de nourrir ce soupçon contre le courant textualiste,  je vais explorer  un ensemble de productions littéraires qui ne sont pas de l’ordre du texte-type, à commencer par une forme que j’affectionne : l’oeuvre orale. Ce faisant, j’espère donner un peu de corps et de conviction à une conception de l’œuvre littéraire comme entité plurielle.

L’oeuvre orale, comme le conte par exemple, n’est pas identique à un texte même si on pourrait être tenté de recueillir un Mqidec kabyle sous le mode d’un ou de plusieurs textes. Mais le dispositif est fondamentalement différent. Certaines œuvres orales, la Chanson de Roland, l’Illiade, la Chasse-galerie, se sont transmises pendant des plusieurs générations, on parle de millénaires pour quelques unes, sans autre support que la mémoire humaine. À côté de cela, notre culture de l’écrit nous contraint à l’usage d’un ou deux agendas, même d’un compte Delicious, d’un agrégateur, des archives et des BD personnels, etc., pour suivre le fil de nos activités quotidiennes : Qu’est-ce que j’ai fait déjà hier ou lu la semaine passée ?  Mais penser l’œuvre orale nous demande un changement de perspective par rapport à ces repères habituels, une mise à distance de nos schèmes de pensée modelés par l’imprimé. En abordant l’œuvre orale, il faut se réhabituer à concevoir d’autres supports pour l’œuvre que le texte, comme la mémoire humaine par exemple. Cela implique aussi de renoncer à la recherche d’un original , et même d’un auteur, et consentir à accepter d’autres critères d’identité plus souples.

C’est ce que soutiennent ceux qui travaillent sur l’oralité, comme Albert Lord ou David C. Rubin, qui diront que les conteurs ou les chanteurs qui appartiennent à des cultures oralisés n’écrivent pas leurs oeuvres, que celles-ci ne sont pas mémorisées mot à mot, que les conteurs composent en temps réel à partir d’un thème ou un schéma. Ces ensembles d’idées forment le patron d’un récit inscrit dans une couche de réminescences et qui peut, selon les performances, être assemblé de différentes manières. La préservation de l’identité de l’œuvre orale, comme ses possibilités de transmission, repose sur cette capacité de la mémoire à former un schéma à partir des chansons et des contes entendus dans le passé. Ce schéma-type, qui donne à l’œuvre ses contours, son organisation, résulte d’une abstraction des données sémantiques, narratives et sonores accumulées à partir d’un ensemble de versions ou de performances. L’oeuvre orale est un morceau de mémoire et c’est ce qui tient lieu de relais identitaire dans la chaîne de la transmission.

Des traditions orales, de l’Afrique à l’Amérique indienne, de la poésie médiévale aux épopées, en passant par la littérature pour enfants, ou encore par les calligrammes dont la pratique actuelle a des racines qui remonte à l’Antiquité, ces productions se voient disqualifiés par une politique du texte sise en ontologie de l’oeuvre littéraire.  Du plus ancien, au plus lointain comme au plus récent, la conception de la littérature comme texte ne convient pas non plus aux créations numériques émergentes, j’y reviendrai dans un autre billet.

Où je veux en venir pour le moment avec le pluralisme littéraire et l’oeuvre orale? Et bien, la semaine dernière, c’était le Festival Voix d’Amériques que je fréquente assez souvent. Or cette semaine, mon horaire ridiculement surchargé ne m’a pas permis d’y assister. Je voulais donc ce weekend visionner certaines des performances. J’ai cherché à gauche, à droite mais je n’ai rien trouvé, pas de traces, pas de documents, pas de captations vidéos, même en ce qui concerne les années antérieures. Rien sur YouTube, me semble-t-il, et même si j’étais passé à côté, un constat s’impose : Les documents sont ou bien inexistants ou bien rares, épars et laissés pour compte.  Il y a un défi ici qui consiste à documenter numériquement des formes de littératures qui ne sont pas textuelles et à les rassembler en collection. Et ce défi commence à la source, du côté de ceux qui définissent les frontières conceptuelles entre ce qui est ou n’est pas, qui représentent le monde comme un ou pluriel. Cela dit, et dans cette foulée, les projets de bibliothèques numériques, au-delà des programmes de numérisation, devraient aussi développer le souci de réunir, d’organiser, de rendre accessibles, de valoriser des documents associés à ces pratiques marginalisées et, ce faisant, de contribuer à susciter un intérêt quant à leur statut documentaire en vue de favoriser leur patrimonialisation, c’est-à-dire en vue de les établir comme objets patrimoniaux, comme marqueurs culturels et identitaires. J’imagine qu’il y a de cela dans cette nouvelle qui provient d’Haïti et qui témoigne d’une préoccupation pour son patrimoine immatériel : combien de conteurs, de contes, d’histoires, de chansons, se sont envolés en poussière, à quel point la transmission a-t-elle été compromise ?

En revanche, par recoupement, à partir du programme du Festival Voix d’Amériques, j’ai repéré ce participant conteur-chanteur-slammeur dont une performance, réalisée dans un autre contexte, est accessible sur le web. Mathieu Lippé a remporté la médaille d’or du conte aux Jeux de la francophonie à l’automne dernier.

Maintenant que j’ai essayé de défendre le pluralisme littéraire à des fins de patrimonialisation des productions oralisées, est-ce que j’irais jusqu’à dire que les textes n’ont pas de statut privilégié par rapport à d’autres formes de littérature…? C’est une question qui se pose, mais pour le moment j’ai été neutre sur cet aspect. Il faudrait apporter d’autres éléments d’argumentation selon qu’on voudrait ou pas adhérer à cette thèse et à ses implications. Une autre fois encore.

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