De Camus à Chassay, se suicider ou pas

Je viens de refermer la dernière page de l’excellent Sous Pression (Boréal, 2010) par Jean-François Chassay. Dans ce roman, nous passons une journée, la dernière du protagoniste principal, a rencontré le cortège de ses amis qui doivent le convaincre de ne pas donner suite à son projet de suicide. Il y a quelque chose d’un peu tragico-comique dans le déroulement de ce récit, qui est aussi un décompte, parce que les neuf invités au banquet de la mort annoncée du quarantenaire suicidaire sont d’une inefficacité totale dans le rôle de bouée de sauvetage.

La structure du livre fait se succéder les chapitres où un narrateur objectif nous situe quant aux  états d’âmes extrêmes du physicien  en alternance avec un récit au « tu » des amis sollicités à tour de rôle pour le supporter. Je n’aime pas du tout les adresses au « tu » = malaise, inconfort. Mais dans ce cas, l’approche m’a beaucoup intrigué parce que j’y ai vu une qualité cinématographique particulière. J’avais l’impression de voir le film de notre futur suicidé et de ses divers interlocuteurs en train de manger, boire dans différents lieux de Montréal, avec en voix-off, le monologue de ces amis comme autant de discours sans talent pour la rédemption. Dans la série télé  Aveux récemment, on pouvait observer un procédé similaire.

Et, il faut les entendre les voix-off de ses proches, littéralement off, à côté, qui parlent la plupart du temps de sujets qui n’ont rien à voir avec la problématique : Darwin, les insectes, les chiens, une de ses amies en profite pour lui raconter les détails de sa dernière mésaventure amoureuse avec un jeune homme de 10 ans son cadet – alors qu’elle connaît l’attirance qu’il éprouve à son endroit (comble du cynisme, de quoi l’achever). À ces bavardages stériles, contraste le silence de l’homme qui est le silence du sens.

Un extrait : « Bon je pars soigner mes chiens. Si tu meurs, je vais continuer à les soigner…Et si jamais tu veux t’acheter un chien, ne te gêne pas pour me demander des conseils. S’occuper d’un chien, c’est un remède de cheval! Je suis plus efficace sur ce sujet que sur les suicidés ou futurs suicidés. » Remarquez la désinvolture du geste : c’est par là la sortie. Quelle sollicitude, quelle compassion!

Probablement que l’on parle d’autre chose car, au fond, on ne sait pas quoi dire devant une homme qui veut mourir. Mais il n’y a tellement pas de résilience possible à attendre des suites des échanges avec ces individus dysfonctionnels qu’on ne peut s’empêcher d’y voir une métaphore de l’incapacité du Québec de à répondre à l’appel au secours des hommes de sa communauté qui choisissent, ici plus que nulle part au monde, cette solution finale. Cela dit, si le suicide a sociologiquement un sexe, dans cette histoire, la bêtise n’en a pas, elle est la chose du monde la mieux partagée entre les hommes et les femmes qui sont convoqués.

L’expérience finit tout de même par être éprouvante (pas le plaisir de lire)  : elle revient, en boomerang, comme une responsabilité collective manquée parce que, en position de lectrice, j’étais assimilé au discours narcissique de ces clowns. En effet, c’est moi aussi qui, lisant, lui disait  « tu » comme dans « tu veux mourir mais ça ne m’intéresse pas tellement ». C’est un aspect plutôt subversif du projet de l’auteur. Futurs lecteurs, vous êtes prévenus, vous n’en sortirai pas nécessairement grandis.

Et, plus localement, dans le genre subversif, et bien, si vous aimez Montréal comme le maire Tremblay, vous allez ressentir une sorte de tension avec la représentation que vous vous en faites : «la ville la plus laide du monde, mise à part Laval bien sûr, puisque Montréal a réussi à produire un clone encore plus hideux.» Mais, on circule dans cette ville, on se l’approprie, on la cartographie, d’Ahuntsic au Vieux, en métro, en s’arrêtant dans certains lieux cultes comme la brasserie Holder ou la Casa del Popolo. Le dernier trajet de sa vie, son dernier droit, fait corps avec la ville. D’ailleurs, on ne pouvait pas voyager autrement qu’en métro dans le contexte de ce récit tellurique où les tripes, le sous-terrain intérieur, l’abyme, le fonds du fonds, le royaume d’Hadès et…l’absurde sont au menu.

Moins subversif mais tout de même, on peut souligner que cette oeuvre s’inscrit dans le monde de la littérature sous contraintes façon Perec comme en témoigne l’auteur qui fait part de ses intentions dans une entrevue : « Pour écrire, j’ai aussi besoin de m’imposer certaines règles. Dans Sous pression, je me suis imposé la contrainte d’inclure une référence à un peintre, à un musicien, à un plat, dans chaque chapitre».

Mais, dans tout ceci, j’ai été particulièrement intriguée par la question suivante : Est-ce un roman camusien ? Au début, dans les premières pages, à cause de la complainte de l’universitaire en Alaska qui n’a pas vécu la vie qu’il aurait voulu, j’ai pensé que l’on aurait droit à la version québécoise d’un Philip Roth (Un homme par exemple), c’est aussi brillant et caustique, mais, beau dommage, il s’est avéré très vite que c’était autre chose. Le profil est décidément plus philosophique que sociologique (mais pas besoin de trancher ces catégories au couteau).

Chassay réfère au moins deux fois à Camus (1913-1960, dont on célèbre cette année le cinquantième anniversaire de la mort) et,ce faisant, il lie inévitablement la question du suicide à ce dernier. Pour Camus, le suicide est le problème philosophique entre tous : »[il] n’y a qu’un problème philosophique sérieux, c’est le suicide. Juger que la vie vaut la peine d’être vécu, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie ». Face à l’absurdité, ce « divorce de l’homme et du monde », le suicide est-elle la seule issue logique? Le cas de cet homme en crise n’est pas celui d’un dépressif pathologique, il est explicitement engagé dans une quête rationnelle. Le suicide est une inférence pour lui et, en bon scientifique,  il la met à l’épreuve de la communauté.

Mais, là où il échappe au modèle camusien, c’est dans le remède. Pour Camus, face à l’absurde, il y a trois voies, le suicide, l’espoir ou la révolte. Or, l’espoir n’est pas une solution : Il est une tentative maladroite pour se dérober provisoirement à la conscience qui, lorsque la question du sens été une fois posée, resurgit inéluctablement; il est un effort vain pour « se dérober à l’implacable grandeur » de l’existence. Reste la révolte par le biais de laquelle, refusant l’absurde, l’individu découvre la liberté d’agir et prête, impose au monde les raisons dont il est dépourvu.

Notre homme n’est pas typiquement un héros camusien parce qu’il ne choisit pas la révolte. Pendant longtemps, si l’on en croit ce qu’il révèle sur sa vie, il l’a été, activement impliqué comme citoyen et comme chercheur dans la Polis. Mais, au moment où l’on fait sa rencontre, le condamné a renoncé à la révolte, sa voix est éteinte, enterrée par le bavardage de ses congénères. Est-ce une manière de rappeler que cette bataille contre l’absurde n’est jamais conclu :  tantôt, elle se  gagne, tantôt, elle se perd ? Est-ce une manière de marquer, une fois pour toute, la fin de l’existentialisme, comme réponse éclairante à la question du sens?

D’un autre côté, il y a quelque chose d’héroïque dans sa démarche. Il sait bien qu’il est fichu dans le fond mais, avant de mourir, il consacre ses dernières heures à donner un ticket pour la révolte et le bonheur à son auditoire déglingué. Il leur donne l’opportunité de se confronter à l’absurde, d’explorer leurs raisons de vivre et de les réactualiser. C’est la version utilitariste de l’existentialisme : un de perdu pour neuf de gagnés.

Sous pression, à sa manière peut-être conçu comme une oeuvre commémorative et, si j’avais à élaborer un médiagraphie pour l’anniversaire de Camus, j’incluerais, en lien, ce roman de Chassay qui le revisite, le prolonge et le déplace (en métro).

Chassay a une page dans Wikipédia, je la cite pour biographie : « professeur titulaire au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal. Il s’intéresse à l’interaction entre la culture scientifique et la culture littéraire (littérature et savoirs); aux littératures américaine et québécoise; à l’Oulipo (en particulier à l’œuvre de Georges Perec); à la sociocritique et l’analyse du discours; au roman urbain et au roman français contemporain. » Je précise que Wikipédia nous met en garde que cet article ne cite pas suffisamment ses sources mais pour cette extrait de bio, on est correct, je dirais que ces informations recoupent d’autres références (que, dans mon cas, je citerai comme Cyperpresse). Si je pouvais, je recommanderais à l’auteur mais surtout à l’éditeur de voir à cet article  puisqu’il est le  premier résultat, et la première vitrine donc, à s’afficher dans Google, avant sa page à l’UQUAM. Sous pression est sa sixième oeuvre de fiction mais là encore, si l’on se fie à Wikipédia, il serait la cinquième…

Chassay sur Linkedin

Une dernière remarque pour ceux qui s’intéressent à la recherche d’information. J’ai entré ce document dans ma bibliothèque sur Librarything, juste le titre, les métadonnées et 4 étoiles. J’ai eu la surprise de constater que la page de LibraryThing (constituée par mon unique contribution pour le moment car je suis la seule jusqu’ici à avoir inscrite ce titre dans la base de données en question) est désormais le premier résultat obtenu en inscrivant « Chassay sous pression » dans la boîte de recherche de Google. La critique démocratique par le biais du catalogage social est définitivement en train de devenir un jeu à surveiller, à mon avis, dans l’économie du qu’en-dira-t-on littéraire.

La semaine de prévention du suicide : du 31 janvier au 6 février, sous le thème : Une semaine pour sortir le suicide de nos maisons.

Une réponse à « De Camus à Chassay, se suicider ou pas »

  1. […] avec un autre, un passager, écrire, tendre son ticket et mourir. On parle de train ici, mais le métro y va aussi et […]

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