Les lectures toxiques et le modèle démocratique de la bibliothèque

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Patrick Lagacé, La fin du monde est pour 2060, 15 mai 2009 (Cyberpresse) :
«  Il y a quelques semaines, le journaliste Claude Marcil a souligné sur son site (1) que dans toutes les bibliothèques publiques, on trouve de ces livres ésotériques idiots. Exemple: comment se soigner en buvant son urine (bienvenue dans le monde de l’urinologie).
Même la Bibliothèque nationale du Québec achète de ces livres débiles. «Moins de 5% de nos acquisitions», a indiqué une porte-parole à Valérie Dufour, de RueFrontenac.com, la semaine passée.
Moins de 5%. Hum. Question: pourquoi ne pas abaisser le pourcentage à zéro? »

Je vais vous répondre, M. Lagacé, en vous parlant non pas de ce que font les bibliothécaires (et qui est bien méconnu, d’autres vont se charger de le faire) mais plutôt en discutant de la bibliothèque publique. On peut parler de la bibliothèque publique comme on parle de l’école publique. Dans les deux cas, ce sont des institutions, très proches d’ailleurs dans leur mission, deux piliers au sein d’une société démocratique mais qui sont, en même temps, fondamentalement différentes, et c’est, entre autres, là-dessus que je souhaiterais insister. Le problème principal de votre argumentaire c’est peut-être moins de ne pas comprendre les bibliothécaires que de ne pas comprendre la bibliothèque publique. En quatre points :

1.Le rôle de la bibliothèque consiste essentiellement à fournir de l’information publique en essayant d’éliminer les barrières à l’accès. Défendre la liberté d’expression et combattre la censure font naturellement partie de ce rôle. Un des événements les plus importants de l’année pour les bibliothèques, c’est la Semaine de la liberté d’expression, le Freedom to read week au Canada et aux États-Unis.

2. Pourquoi, la bibliothèque a-t-elle ce rôle ? Parce que nous sommes dans une société démocratique. En effet, la bibliothèque publique est une sphère publique et qu’est-ce qu’une sphère publique ? C’est un certain lieu qui favorise l’émergence et fonde l’espace démocratique. À travers l’institution de la bibliothèque, la société expose une pluralité de points de vue, d’alternatives, de possibilités. Là, les citoyens s’organisent, échangent, confrontent leurs prétentions à la vérité et ce faisant, à travers ces processus, la démocratie est engendrée et entretenue. (John Buschman, Dismantling the Public Sphere)

Lorsque vous dites à l’une de mes collègues que l’État contribue à propager la bêtise en laissant les bibliothèques proposer ce type de matériel, vous faites fausse route. L’État, loin de propager la bêtise, propage au contraire les valeurs démocratiques fondamentales comme le pluralisme et la liberté d’expression.  Ce matériel est présent et offert avec discernement selon des considérations relatives aux clientèles desservies et dans le but de représenter et de diffuser le registre des idées le plus large susceptible de refléter notre époque.

L’État, à travers les bibliothèques, favorise également l’autonomie de la pensée et l’esprit critique. Si on ne présente que des «bonnes œuvres», on adopte une attitude paternaliste au lieu d’assumer, ce que font les bibliothèques, que les personnes sont aptes à mettre des idées à l’épreuve, à cheminer librement, à penser par eux-mêmes (même si les voies de cette démarche sont parfois impénétrables). Offrir ces ressources, selon vous si je comprends bien, contribue à abrutir et aliéner les gens, je pense, au contraire, que c’est en les excluant que l’on verse dans cette dérive.

3. Le rôle de la bibliothèque publique diffère de celui de l’école publique. Si la bibliothèque a une mission d’information, l’école a une mission de formation qui présuppose tout un travail de filtrage didactique et pédagogique orienté sur un ordre plus exclusif de connaissances et de valeurs. Ce filtrage est incompatible avec la philosophie du libre-accès de la bibliothèque. La bibliothèque n’est pas là pour éduquer le pauvre peuple, elle est là pour accompagner ceux qui éduquent ou qui s’éduquent par eux-mêmes.

De fait, la bibliothèque est plus près de la presse que de l’école. Diriez-vous aux journaux de ne pas parler d’urinologie, à Radio-Canada qui vit des fonds publics ?

4.  La bibliothèque remplit ce rôle qui consiste à donner accès à de l’information publique pour des raisons d’ordre démocratique et elle le fait pour des raisons qui sont aussi de nature épistémologiques ou scientifiques. Par exemple, au début du19ième siècle, il était raisonnable d’accepter l’homéopathie dont la méthodologie était plus rigoureuse que la médecine de l’époque. Aujourd’hui, la situation est totalement différente. Avec le temps, les évaluations changent, les frontières entre la science et la pseudo-science ne sont pas si facilement définissables. Les bibliothèques ne sont pas là pour trancher mais pour offrir les moyens pour le faire. Comment voulez-vous combattre le créationnisme, en tant que pseudo-science, si vous ne savez pas ce que c’est ou que vous n’avez pas accès à un contenu qui vous le présente ?

« Pourquoi ne pas abaisser le pourcentage à zéro » de cette « mallittérature » dans nos collections ? Je vais vous le dire : parce que, à supposer qu’on voudrait obtenir ce résultat, ce pourcentage à zéro est une cible irrationnelle, impraticable car, au-delà de l’urinologie (le cas facile), il existe bien trop de zones grises.

Pour toutes ces raisons, votre position, si vous me permettez quand même un peu d’humour, m’apparaît plus toxique qu’un traité d’urinologie. Vos propos cautionnent la censure institutionnelle. Prendre le parti de distancer la société de certaines informations et de certains contenus qui sont en bibliothèque, contribuerait à rétrécir la liberté d’information, au lieu de l’élargir.

Une semaine par année, lors du Freedom to read week, on consacre des efforts exceptionnels pour éduquer ce pauvre peuple (que vous souhaitez protéger) non pas à propos des risques des « mauvaises lectures »  mais au sujet du danger pour la vie démocratique, la pensée critique et la science que représente la censure.

(Je me sens obligée de préciser que je suis sérieusement sceptique, athée, anti tout ce qui est nouvelâgeux  mais résolument en faveur de la liberté d’expression. (Je n’irais pas aussi loin que Chomsky pour la défendre mais ceci est une autre histoire)).

Note : L’image représente un timbre à l’effigie de Samuel Hahnemann, père de l’homéopathie (source Wikicommons)

7 réponses à « Les lectures toxiques et le modèle démocratique de la bibliothèque »

  1. Bravo! J’ai même appris des choses, LOL! Reste plus qu’à attendre la réaction. C’est chouette quand même, si cela peut donner plus de visibilité à des débats qui habituellement n’intéressent que les bibliothécaires… 😉

  2. Merci de cette réponse, je ne crois pas que M. Lagacé ai compris qu’il encensait la censure… Il est des gens qui aiment parfois réagir sans mesurer la porter de ce qu’ils écrivent, quoique c’est extrêmement décevant venant de journalistes. Bravo pour cette mise au point!

  3. […] son “super-marché” de lecture avec son Kindle… Et q’un journaliste propose une censure directe des collections des bibliothèques en fonction de sa lecture de la bien séance… Entendons-nous bien, je n’ai pas […]

  4. […] À propos « Les lectures toxiques et le modèle démocratique de la bibliothèque […]

  5. […] ! On connaissait l’existence d’une censure conduite par respect du savoir établi ou pour le bien des citoyens. Cette fois-ci, on aborde la collection sous l’angle du “comment ? Vous n’avez […]

  6. […] de la liberté d’expression en bibliothèque dans d’autres billets, ici et notamment là dans le cadre d’un échange avec le journaliste Patrick […]

  7. Module8…

    Module 8 Question 1 Certains livres ont clairement leur place en bibliothèque. Pour certains autres, la situation est moins nette. Je vous propose quelques uns de ces titres…….

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