Don’t Look Away / Ne détournez pas le regard par R. D. Lankes

R. D. Lankes dans la salle de lecture de la collection nationale à la Grande bibliothèque lors de son séjour à Montréal en 2019

Le texte qui suit, Don’t Look Away, est signé par R. David Lankes, professeur, chercheur et bibliothécaire américain engagé. Il est l’auteur de The Atlas of New Librarianship et de l’essai bien connu Expect More: Demanding Better Libraries, traduit en 2018 sous le titre Exigeons de meilleures bibliothèques par un collectif de bibliothécaires francophones. Dans cette nouvelle prise de position, que nous traduisons ici, Lankes revient avec force sur les menaces qui pèsent actuellement sur les bibliothèques, la liberté intellectuelle et les institutions du savoir — et nous rappelle l’importance critique de l’engagement du corps travaillant dans les milieux documentaires.

Ne détournez pas le regard

Lors d’un récent voyage en Europe, on m’a sans cesse posé la même question : « Que pouvons-nous faire ? » La communauté des bibliothèques européennes (et sans doute aussi la communauté mondiale) observe les développements aux États-Unis avec confusion et inquiétude. Comment le gouvernement fédéral peut-il fermer des agences, s’en prendre à l’Institute for Museum and Library Services, réduire les budgets de la National Agricultural Library, stopper les recherches des National Institutes of Health, limoger l’archiviste nationale et défaire des décennies de travail dans les bibliothèques et le patrimoine culturel ? Comment un pays qui s’identifie si fortement à la liberté, et à la liberté d’expression, peut-il établir une liste de mots interdits utilisés pour purger, sans distinction, les sites web de leurs collections, données et documents ?

La première crainte était que les institutions culturelles soient fermées. La nouvelle réalité, c’est qu’elles seront transformées, une fois de plus, en instruments de propagande et d’endoctrinement. L’Institute for Museum and Library Services n’est pas fermé. En revanche, son nouveau directeur veut s’en servir pour « remettre l’accent sur le patriotisme, préserver les valeurs fondamentales de notre pays, promouvoir l’exceptionnalisme américain et cultiver l’amour de la patrie chez les générations futures ».

Au-delà du gouvernement fédéral, comment les bibliothécaires et institutions de l’UE peuvent-ils réagir, me demandait-on, face à la vague continue d’interdictions de livres, de licenciements de bibliothécaires jugés « trop libéraux », et aux poursuites judiciaires contre ceux et celles qui exercent simplement leur métier et soutiennent leurs associations professionnelles ?

Ma réponse est simple : ne détournez pas le regard.

Je comprends l’importance des déclarations institutionnelles de l’IFLA, de l’ALA, de la SLA, de l’ACRL et autres ; c’est d’ailleurs ce que nous faisons ici, au fond. Je comprends l’idée selon laquelle une pression internationale devrait, au minimum, attirer l’attention sur les attaques contre les fondements mêmes du métier de bibliothécaire. Je comprends aussi ce besoin d’agir. Continuez à publier des déclarations, continuez à poser des questions. Mais sachez que cela ne suffira pas. En réalité, l’idée que les États-Unis agissent malgré la désapprobation internationale est même au cœur du projet de l’administration actuelle.

Non, le véritable travail à accomplir, c’est celui que les bibliothécaires mènent depuis des siècles : encourager la conversation éclairée et assurer la mémoire rigoureuse de l’instant, en vue d’une action informée.

Un moment où une nation prospère et démocratique décide que son infrastructure culturelle, scientifique et intellectuelle, celle-là même qui l’a menée à sa position dans le monde moderne, est désormais suspecte, infestée d’agents porteurs de sentiments «anti-américains». Un moment où interroger l’histoire et les actions d’un pays dans une perspective de progrès devient un acte de dissidence. Un moment où les idées deviennent dangereuses. Où l’éducation devient dangereuse, où les bibliothèques deviennent dangereuses, où les mots deviennent dangereux. Où, au lieu d’un dialogue vital sur ceux qui réussissent dans la nation et sur la manière de bâtir une économie et une démocratie capables d’éliminer les désespoirs les plus profonds et de redonner une voix aux personnes exclues, nous cédons le pouvoir à des politiques du ressentiment et de la revanche.

Ne détournez pas le regard.

Aidez-nous à documenter ce nouveau maccarthysme « anti-woke ». Ouvrez des dépôts d’archives pour les documents purgés. Créez une plateforme centralisée d’articles de presse et de témoignages de bibliothécaires licenciés. Documentez les décisions de justice américaines qui tentent de contraindre les agences de l’exécutif. Proposez des canaux sécurisés et anonymisés pour les travailleurs et travailleuses des bibliothèques aux États-Unis et à l’étranger. Organisez des discussions pour réfléchir, soutenir, témoigner. Tout comme nous l’avons fait pour d’autres nations à travers le monde.

Et surtout — je ne saurais trop insister — regardez aussi chez vous, du côté de vos propres frontières. Nous vivons une époque de déstabilisation. Les alliances traditionnelles se rompent. L’idée que nous étions sur une trajectoire linéaire vers toujours plus de libertés s’effondre face au retour cyclique des idéologies politiques. L’histoire n’est pas terminée.

Sachez que malgré ces paroles, je reste optimiste. Les bibliothèques américaines, toutes catégories confondues, sont des institutions locales. Leur financement provient en majorité de taxes locales et de frais de scolarité. Les gens soutiennent encore massivement leurs bibliothèques et font confiance à leurs bibliothécaires. Le soutien aux bibliothèques, à l’éducation, aux musées n’est pas idéologique. Leur fonctionnement demeure, dans une large mesure, du ressort des communautés locales.

C’est cette ancrage local, cette orientation communautaire — acquise de haute lutte au fil des décennies — qui me donne de l’espoir. Nous devons veiller, aux États-Unis comme ailleurs, à restaurer et renforcer ces liens communautaires. Les bibliothécaires ont tout à gagner à se tourner vers l’hôtel de ville plutôt que vers le parlement ou la Maison-Blanche. Bâtir du consensus. Donner du pouvoir à ceux et celles qui se sentent marginalisés. Encourager la rencontre entre voisins. Donner l’exemple d’un débat sain.

Et ne détournez pas le regard.

Référence

Lankes, R. D. (26 mars 2025). Don’t look away. https://davidlankes.org/dont-look-away/

8 réponses à « Don’t Look Away / Ne détournez pas le regard par R. D. Lankes »

  1. Bonjour Marie,

    Excellent analyse. Je l’ai acheminée à l’AAQ.

    Bye

    Carol

    >

  2. Avatar de Bibliomancienne
    Bibliomancienne

    Merci Carol!

  3. […] Don’t Look Away / Ne détournez pas le regard par R. D. Lankes – bibliomancienne. Le texte qui suit, Don’t Look Away, est signé par R. David Lankes, professeur, chercheur et bibliothécaire américain engagé. Il est l’auteur de The Atlas of New Librarianship et de l’essai bien connu Expect More: Demanding Better Libraries, traduit en 2018 sous le titre Exigeons de meilleures bibliothèques par un collectif de bibliothécaires francophones. […]

  4. […] Parti pris : Ne détournez pas le regard par R. D. Lankes. Le texte qui suit, Don’t Look Away, est signé par R. David Lankes, professeur, chercheur et bibliothécaire américain engagé. Il est l’auteur de The Atlas of New Librarianship et de l’essai bien connu Expect More: Demanding Better Libraries, traduit en 2018 sous le titre Exigeons de meilleures bibliothèques par un collectif de bibliothécaires francophones. […]

  5. […] traduit et partage le texte « Don’t Look Away » de R. David Lankes, « professeur, chercheur et bibliothécaire américain […]

  6. […] ce texte percutant, publié le 26 mars dernier et que j’ai traduit ici, Lankes s’inquiète de la dérive autoritaire actuelle aux États-Unis, où les bibliothèques et […]

  7. […] Don’t Look Away / Ne détournez pas le regard par R. D. Lankes (bibliomancienne.ca) […]

  8. Avatar de freelygiverba6a3b3dfc
    freelygiverba6a3b3dfc

    Incroyable mais vrai. Après avoir été déçue plus fois par différents prêteurs, je viens témoigner de l’honnêteté du monsieur Jean Paul grâce à qui j’ai pu bénéficier en cette période de crise sanitaire un prêt de 85 000 € sans aucun protocol.N’hésitez pas à le contacter son mail : burberlthomas755@gmail.com

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