La neutralité politique, avec ou sans glace ?

La terrasse de la bibliothèque de Gant (Belgique)

À travers le bruit, un entretien, un podcast dont la transcription est disponible sur le site du NYTimes avec Emily Drabinski, présidente de l’American Library Association. Des étudiant.es qui l’ont croisé dans le métro de Rotterdam, l’été dernier au congrès de l‘International Federation of Library Association (IFLA), m’ont assuré que, lorsque tu es en bibliothéconomie, c’est comme rencontrer Beyonce. Elle est reconnue pour ses convictions fortes et sa défense têtue de la bibliothéconomie critique qui questionne les rapports de pouvoir (genre, classe, capacités, etc.) entre groupes dominants et groupes minorisés; et qui prend très au sérieux les obstacles systémiques à l’accès, l’injustice épistémique ainsi que les biais dans la profession, dans les organisations, dans les institutions documentaires. Ceux et celles qui souscrivent à la bibliothéconomie critique pourfendent généralement la neutralité, valeur traditionnelle de la profession, dont on dénonce l’hypocrisie (on a des biais come on) et la passivité (la neutralité est une parade qui nous évite de s’engager). Donc, Emily Drabinski, qui est perçue comme une championne de la bibliothéconomie critique, s’est tout de même retrouvée à la tête de l’American Library Association en 2023. Elle revient dans l’entretien sur ses difficultés au démarrage et des affirmations (« Hey, I cannot believe that a Marxist lesbian who believes that collective power is possible to build and can be wielded for a better world is the president-elect of @ALALibrary. »), faites au moment de son élection, qu’elle qualifie maintenant de « tweets excités » – ayant eu pour effet de convaincre certaines associations de bibliothèques, comme celle du Montana, de se retirer de ALA. On comprend sans doute que le poste et la fonction collective qu’elle assume et incarne désormais exige qu’elle adopte un ton et une posture plus consensuels, mais de là à promouvoir la « neutralité » des bibliothèques, après tant d’années à critiquer et à dénoncer les biais idéologiques qui les structurent, on s’étouffe un peu :

« We provide essential information and services to the public. And we are intended to be valued pillars of our community. That’s what we’re for. And we’re not politically biased organizations. That’s not what we do. This is not normal, I think, to be embroiled in this kind of a political fight. And so neutral is a thing that we, I think, many times strive for. Neutral, meaning we want everybody to be able to come in, and we want something in our collections for everyone. But it’s hard at this moment when intellectual freedom and the right to read are under siege. It’s hard to imagine a modern library as a neutral bystander. »

Où est passée Emily ? Où est passée l’engagement en bibliothéconomie critique ? Dans la dernière décennie, la conversation sur la neutralité a ressemblé, sous différents rapports, à un parcours semé de pièges, de confusions, d’erreurs de catégorie qui aboutissait à ce genre de position, plus près d’une démission : Oui, on est neutres, mais on ne l’est pas, et c’est dur d’être neutre ces temps-ci, mais on ne veut pas l’être. 

Le concept de neutralité est apparu trop longtemps comme un irritant et une patate chaude. Or, les milieux documentaires, après cette gueule de bois qui a duré quelques années, sont peu à peu arrivés à certains accords, s’étendant au-delà des cercles de la bibliothéconomie critique, et reconnaissant qu’ils n’étaient pas neutres (mais biaisés), et même qu’ils ne voulaient pas être neutres (c’est-à-dire passifs). Difficile de saisir où loge maintenant la nouvelle présidente de ALA, est-ce une volte-face ? Un retour en arrière au moment où se renouvelle, dans la continuité, le vocabulaire et le projet éthique des gens de bibliothèques, notamment dans la perspective des objectifs de développement durable qui les rassemble aujourd’hui ?

Les codes d’éthique, par exemple celui de l’IFLA repris par la Fédération canadienne des associations de bibliothèques (FCAB), présentent la « neutralité » en ces termes : « Les bibliothécaires et les autres professionnel(le)s de l’information sont strictement tenus à la neutralité et à l’impartialité concernant les collections, les accès et les services. Cette attitude s’exprime dans la constitution de collections et de services d’accès à l’information les plus équilibrés possibles »; ce qui pourrait rejoindre le propos de Drabinsky lorsqu’elle explique « Neutral, meaning we want everybody to be able to come in, and we want something in our collections for everyone. »

L’impératif de neutralité dans la fonction publique au sein des démocraties modernes, et dans la plupart des professions, est apparu, sous la forme du concept de neutralité politique afin d’opérationaliser la laïcité et de garantir l’égalité de tous les usagers et usagères, citoyens et citoyennes « sans distinction ni discrimination » – tout en préservant la liberté de conscience de même que l’appartenance à la religion des agents et des agentes, et qui sont de nature privée (et sont aussi protégées). En revanche, les fonctionnaires ou les professionnel.les sont tenu.es (obligé.es) d’être neutres c’est-à-dire qu’ils et elles ne doivent pas exprimer leurs croyances religieuses, politiques, philosophiques ou autres, face aux usagers et usagères ou leurs collègues en vue de les protéger, les uns comme les autres, et aussi afin de garantir à tous et toutes un traitement égalitaire (voir « Le portail de la fonction publique sur gouv.fr pour un exposé de ces principes).

L’expression d’impartialité est aussi utilisée dans ces contextes, comme le fait la FCAB, au sens d’un absence de parti pris de la part du professionnel « qui arrive à faire la différence entre ses convictions personnelles et son devoir professionnel, entre des intérêts privés ou des croyances personnelles ». Dans d’autres professions, on parle d’indépendance professionnelle, comme valeur cardinale à la base de la confiance que le public est susceptible d’avoir à l’égard des professionnel.les : comment le public pourrait-il s’adresser aux professionnel.les, leur demander un service si on entretient des doutes quant à la partialité,  aux allégeances, à la subordination ou la dépendance à un tierce parti dont les intérêts seraient peu ou pas compatibles avec les siens ? Dans cette veine, les codes d’éthique exigent que l’accueil, le service et le jugement professionnel ne soient pas influencés par des considérations qui ne seraient pas fondées sur l’intérêt et le respect des usagers et usagères ou du public; et aussi que les professionel.les ne se placent pas en situation de conflits d’intérêts afin de préserver la confiance et la crédibilité. La neutralité politique, l’impartialité, l’indépendance professionnelle et le désintéressement (pas de conflits d’intérêts) constituent un ensemble de valeurs professionnelles proximales en démocratie qui nous portent à nous soucier du public avant nous-mêmes et nos intérêts, voire à nous prémunir contre nous-mêmes ou contre ce que l’on assume connaître de nous-mêmes – lorsque l’on se préoccupe aussi d’équité et de justice sociale.

On admet, en effet, qu’il n’est pas chose aisée que d’être conscient de son système de croyances, de ses cadres de référence, de ses valeurs personnelles ou professionnelles, organisationnelles, institutionnelles, de sa situation comme porteur et porteuse de culture, de ses biais, de ses stéréotypes, des régimes de discriminations historiques, systémiques qui sont perpétuées, et de prendre un recul sceptique à leur endroit sinon s’en prémunir au besoin. D’où l’intérêt de la bibliothéconomie critique, des approches en Équité-Diversité-Inclusion-Accessibilité (ÉDIA) et en pratique réflexive interculturelle, qui cherchent à interroger et expliciter nos identités, ce que nous sommes comme personne, comme profession, comme organisation, comme institution et à orienter l’action vers des interventions plus intentionnelles et plus sensibles dans ces circonstances. La centration, l’analyse, la reconnaissance de nos biais participent des réflexions sur l’action qui sont salutaires, sinon nécessaires, en vue d’aspirer à une certaine forme de neutralité politique dans l’action (Schön). Lorsque la présidente de ALA, à l’encontre de ses prises de positions antérieures, affirment que « Nous ne sommes pas des organisations politiquement biaisées », elle ajoute de la confusion au moment où l’on commence à recréer du sens autour du concept de neutralité politique et à assumer que quelque chose n’allait pas lorsque l’on affirmait candidement, comme dans cet entretien proche du déni, que l’on pouvait être « neutre et sans biais ».  On pourrait, en contrepartie, « être neutre avec des biais » en se penchant sur ses derniers afin de les examiner de manière critique en visant stratégiquement la neutralité politique, comme norme et idéal régulateur.

Ce n’est pas la fin de l’histoire. Cette réflexion, entre la théorie et la conversion publique, se limite à un exercice de clarification de la relation possible entre neutralité et biais qui est inévitable au temps de la superdiversité et de la Décolonisation-Réconciliation-Autochtonisation. Les questions des relations entre neutralité et égalité/équité/justice (que signifie vraiment se soucier de TOUS les publics ?), entre neutralité et engagement/activisme, entre neutralité et empathie auraient aussi besoin d’attention, de recadrage et d’un effort pour élargir le vocabulaire éthique, pour un meilleur service public (Exigeons de meilleures bibliothèques, dit-on), pour traverser les dilemmes éthiques et résoudre les paradoxes apparents  — « oui, on est neutre, mais on ne l’est pas, et c’est dur d’être neutre ces temps-ci, mais on ne veut pas l’être…»

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