
Le Café des savoirs libres (CSL) s’est lancé dans un marathon d’écriture hier, le 1er janvier, pour célébrer les entrant.e.s du domaine public 2021. Que quelques personnes assez folles se rassemblent (en ligne) un premier janvier dans le but de fouiller les replis parfois glauques de la mémoire et déterrer quelques figures mortes depuis 50 ans dont l’oeuvre accède désormais à des opportunités d’usages inédits, soustraits aux contraintes et aux barrières du droit d’auteur, pourrait peut-être surprendre. Ce qui m’étonne vraiment personnellement, c’est que l’on ne soit pas davantage, et surtout, que ce ne soit pas les institutions de mémoire, qu’elles soient bibliothèques ou centres d’archives ou associations des uns et des autres, qui se précipitent pour le faire en assumant cette responsabilité, je dirais, ce devoir de mémoire et ce devoir envers le droit d’usage.
Comment expliquer cela sinon que les institutions de mémoire, comme les autres, semblent assujetties aux mécanismes préférentiels façonnés par le capitalisme, disons-le ainsi, et tendent à supporter des savoirs et des produits culturels issus du monde marchand. Ces oeuvres gratuites et libres constituent pourtant un gisement patrimonial, culturel, éducatif inestimable. Que les bibliothèques supportent les industries culturelles n’est pas un problème en soi ⎼ c’est ce à quoi de toute façon les politiques publiques, québécoises en tout cas, leur ont essentiellement donné comme valeur et comme rôle depuis plusieurs décennies ⎼ , par contre, est-ce que ce n’en serait pas un (problème) lorsque l’on néglige le savoir et la culture qui échappent à ce contrat économique, souvent rival de l’écologique, comme il en va du domaine public ? Le temps de curation investi à parler des nouveautés en bibliothèque est stupéfiant, il faut voir le trafic bibliothéconomique sur Instagram qui se dispute bruyamment des miettes d’attention. Mais les nouveautés gratuites du domaine public ne semblent pas susciter le même, sinon aucun, intérêt, y compris de la part des bibliothèques nationales. Il faut toutefois souligner les efforts menés par BAnQ pour faciliter le repérage de ces contenus depuis 2019. On peut aussi trouver au moins une bibliothèque universitaire canadienne (SFU Library) qui a assez bien jaugé le prix de ces contenus pour les promouvoir (c’est une sur combien?). #Openglam n’est pas encore tendance en BU non plus. Mais si vous souhaitez en connaître davantage sur ces revenant.e.s, des notules ont été rédigées à leur sujet par quelques artisan.ne.s qui ont voulu défier ce solstice d’hiver décalé assombrissant notre héritage culturel.
À noter que de nombreux articles dans les médias américains, même anglais, ont souligné ce 1er janvier comme si c’était la fin du monde, ce qui est, de fait, le début d’un nouveau puisque depuis plusieurs années les citoyen.ne.s des États-Unis ont été privé, en raison d’un droit d’auteur prolongé et prolongé encore, de la manne des nouveaux entrant.e.s, entre autres, du côté de la littérature anglo-américaine. On remarquera que ces mêmes journaux ont surtout souligné les avantages de ce moment formidable pour l’industrie du livre qui pouvait dès lors produire de nouvelles éditions dans un contexte de rentabilité idéale. C’était donc le party en sol américain tandis qu’au Canada, on semble plus ou moins réaliser que les nouvelles conditions entourant le droit d’auteur, dans la foulée de la signature de l’ACEUM, risque de faire passer les capacités citoyennes d’un régime « vie + 50 » à un scénario bien moins réjouissant « vie + 70 », en raison de concessions faites aux Américains au fil des négociations de ce traité. Les médias québécois et canadiens n’en ont guère parlé ⎼ sinon pour se réjouir de la prolongation de la durée du droit d’auteur … ⎼ quand la tuile du traité nous est tombée dessus. Ils n’en parlent toujours pas à cette heure : sans doute est-ce un sujet complexe, comme l’environnement ou la technologie, et qui dépasse peut-être, dans la perception des journalistes, les capacités de leurs lecteurs et lectrices à comprendre ces enjeux. Est-ce une bonne raison pour omettre ces informations qui ne sont pas sans incidence sur un accès démocratique à l’héritage culturel ?
Mais le fait est que nous avons encore des entrant.e.s au Québec et au Canada suivant le régime « vie +50 » jusqu’à nouvel ordre comme le confirmait Michael Geist dans un échange que j’ai eu avec lui sur les réseaux sociaux. Jusqu’à quand… qui sait ? Des comités d’études ont recommandé d’atténuer cette mesure préjudiciable pour la culture, l’éducation, le patrimoine (je le répète à dessein), bref pour les usagers québécois et canadiens, et qui entraînerait des dommages dont les conséquences sont, d’une certaine façon, exponentielles en débutant par une période de 20 ans sans bénéficier de l’apport en oxygène de nouvelles oeuvres accédant au domaine public. Ainsi, par exemple, ceux et celles qui attendaient Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy (décédée en 1983) dans un peu plus de 10 ans seraient quitte pour un malheur pas mal plus durable en subissant l’inconvénient de l’espérer dans plus de 30 ans (en 2054) selon ces conditions.
La Fédération canadienne des associations de bibliothèques (FCAB), s’inquiétant de cette situation découlant de l’ACEUM, a produit un énoncé de position en 2019 qui recommande des mesures d’atténuation visant à préserver le régime « vie + 50 » par défaut alors que sur demande, ou « enregistrement obligatoire », soit accordé aux ayant-droits le privilège d’une durée du droit d’auteur prolongé selon la modalité « vie + 70 » ⎼ à l’instar de d’autres comités qui ont fait des propositions compensatoires similaires. Cette alternative serait effectivement un moindre mal, bien que cette conjoncture, qui réintroduit des freins à l’accès et à l’usage, reste structurellement désavantageuse pour les publics. Mais, en ces temps troublés, cette intervention de la FCAB mérite d’être connue et promue.
De manière cohérente avec cet énoncé de position, et dans le but de contribuer à l’atteinte des objectifs de développement durable de l’agenda 2030 qu’elles soutiennent haut et fort, les associations et les institutions des milieux documentaires devraient plus activement soutenir cette défense, promouvoir ces enjeux et célébrer les trésors du domaine public le 1er janvier et toute l’année par le biais d’une diversité d’actions consistant à :
i. faciliter le repérage des oeuvres du domaine public;
ii. améliorer la qualité des données/métadonnées les concernant (notamment dans Wikidata qui semble un des meilleurs outils actuels pour les repérer et favoriser leur valorisation);
iii. mettre en place des projets de curation pour les (re)découvrir et faire mieux connaître les opportunités des usages possibles liées aux contenus libres;
iv. initier des conversations globales, mais aussi locales; créer des collaborations entre les institutions pour poursuivre ces actions et prolonger ce rayonnement. (Par exemple dans la liste des entrant.e.s canadien.ne.s de 2021, j’ai identifié deux artistes d’Outremont, une bibliothèque publique mieux informée pourrait prendre le relais de cette valorisation dans sa programmation) #openglam;
v. intégrer dans le calendrier de numérisation, la numérisation de certaines oeuvres des entrant.e.s, une action qui se justifierait d’emblée par l’intérêt public du… domaine public au plan de la culture, de l’éducation et du patrimoine, faut-il le redire.
Enfin, vi. concevoir des politiques et des pratiques ancrées sur une éthique de l’accès libre et des communs, fondé sur le principe que tou.te.s devraient avoir accès aux contenus patrimoniaux, ou plus généralement, aux contenus associés à l’héritage culturel, afin de prolonger cet énoncé de la FCAB, en consolider le message et en accroître l’impact.
Je reproduis la totalité de de ce texte de positionnement de la FCAB qui décrit bien la situation en formulant une série de recommandations conséquentes à réitérer :
Énoncé de position de la FCAB-CFLA – Accord Canada-États-Unis-Mexique
ENJEU. La prolongation de la durée du droit d’auteur a une incidence négative sur le domaine public. Il faut modifier la Loi sur le droit d’auteur pour atténuer ces dommages. En vertu de l’article 20.H.7 de l’Accord Canada–États-Unis-Mexique (ACEUM), le Canada sera obligé d’ajouter deux décennies à la durée de base du droit d’auteur (« vie de l’auteur plus 70 ans » dans la plupart des cas). Par conséquent, l’accès des utilisateurs aux œuvres créatives sera retardé pour un grand nombre d’œuvres qui n’ont aucune valeur commerciale. Cela est particulièrement problématique dans les cas où les titulaires de droits sont inaccessibles, inconscients ou inconnus (les œuvres pour lesquelles le titulaire de droits est inconnu sont souvent appelées « œuvres orphelines »). De plus, les modalités de protection des œuvres du gouvernement canadien seront prolongées, tandis que les œuvres du gouvernement américain continueront d’être libres de droits d’auteur et disponibles pour la réutilisation.
CONTEXTE. La raison pour laquelle on prolonge la durée du droit d’auteur en vertu de l’ACEUM est qu’une période plus longue pour l’exploitation commerciale des œuvres protégées par le droit d’auteur incite davantage les auteurs à créer de nouvelles œuvres. En vertu de la loi canadienne actuelle, la durée du droit d’auteur s’étend déjà sur des générations après la mort d’un créateur. Les études n’ont produit aucune preuve crédible que la prolongation de la durée du droit d’auteur entraîne une augmentation de la création, et il n’y a aucun appui empirique pour les arguments originaux utilisés pour demander la prolongation de la durée aux États-Unis, malgré les coûts importants de la protection supplémentaire du droit d’auteur.(1 ) Les bibliothèques donnent accès à des œuvres créatives de plusieurs façons. Cela comprend l’achat de livres, livres électroniques et enregistrements disponibles sur le marché, ainsi que la reproduction et la mise à disposition d’œuvres qui ne sont plus protégées par le droit d’auteur ou pour lesquelles les bibliothèques ont obtenu des autorisations connexes. Offrir un accès fiable, respectueux et éprouvé à des œuvres qui ne sont plus disponibles sur le marché sert l’intérêt public au Canada. Le rôle des bibliothèques dans le service de cet intérêt public est compliqué par l’exigence de retrouver les titulaires de droits inaccessibles, inconscients ou inconnus, ainsi que par les limites de plus en plus inutiles liées à la distribution d’œuvres qui ne sont plus disponibles sur le marché (par. 30.1(2), Loi sur le droit d’auteur). Cela comprend les travaux du gouvernement au Canada, mais pas aux États-Unis, puisque les travaux du gouvernement fédéral américain entrent par défaut dans le domaine public. À l’heure actuelle, les dispositions de la Loi relatives au travail des bibliothèques, des archives et des musées empêchent la reproduction d’œuvres protégées par une mesure technique de protection et limitent la distribution à un groupe restreint d’utilisateurs. Cela se traduit souvent par un accès extrêmement limité aux œuvres en attendant l’expiration de la durée du droit d’auteur, une date qui déclenche la disponibilité d’une œuvre pour la reproduction.
ANALYSE. La politique canadienne sur le droit d’auteur vise à offrir une approche équilibrée qui assure une rémunération équitable aux titulaires de droits et un accès public aux œuvres grâce à un domaine public solide. Historiquement, l’expiration des droits d’auteur des titulaires de droits a contribué à faire en sorte que les œuvres créatives fassent partie du domaine public avant que ces œuvres ne soient perdues en raison de leur obsolescence, de leur détérioration ou de leur rareté. Dans un marché où les œuvres littéraires sont généralement commercialement viables pour quelques années seulement, (2) le délai actuel est déjà beaucoup plus long que ne le justifient les droits liés à l’exploitation économique. En restreignant davantage l’accès à ces œuvres, le Canada s’éloignerait encore plus d’un système équilibré du droit d’auteur, ce qui retarderait inutilement l’accès du grand public au patrimoine culturel numérisé et aggraverait les difficultés associées aux titulaires de droits inaccessibles, inconscients ou inconnus (ce qui comprend souvent les organismes gouvernementaux). En somme, les prolongations de la durée donnent aux titulaires de droits économiques plus de temps pour exercer leur monopole limité afin d’exploiter commercialement ce petit nombre d’œuvres qui ont maintenu leur valeur commerciale dans les conditions de droit d’auteur déjà généreuses précisées dans la Convention de Berne. Ce délai supplémentaire est accordé au détriment de l’intérêt public d’avoir accès à toutes les autres œuvres qui n’ont aucune valeur commerciale et pour lesquelles la prolongation de la durée s’appliquera également. De plus, l’une des caractéristiques clés reconnues dans l’élaboration de la politique sur le droit d’auteur est que les nouveaux ouvrages s’appuient sur des œuvres plus anciennes. Empêcher ainsi l’utilisation et la jouissance des œuvres aura également une incidence négative sur le développement de nouvelles œuvres créatives par un large éventail de créateurs, y compris des historiens et d’autres universitaires, écrivains et chercheurs. Des mécanismes d’équilibrage doivent être mis en œuvre spécifiquement pour compenser les effets des prolongations de durée. Cela peut se faire de plusieurs façons. L’un des mécanismes qui préservent la règle de Berne de « la vie plus 50 ans » consiste à prolonger la protection du droit d’auteur pour les 20 années supplémentaires suivant la demande. Cela présente un double avantage : cela respecte l’exigence de la durée de l’ACEUM et améliore les questions liées aux œuvres orphelines. Un autre mécanisme consiste à adopter des critères prospectifs d’utilisation équitable qui pourraient appuyer les demandes, y compris la transformation de textes pour l’accessibilité, la préservation et l’utilisation par les chercheurs, comme l’exploration de textes. Dans tous les cas, la Loi sur le droit d’auteur doit préciser que les mesures de protection technologiques n’empêchent pas le recours aux exceptions prévues par la loi. De plus, en ce qui concerne le droit d’auteur de la Couronne canadienne, les œuvres du gouvernement canadien devraient entrer par défaut dans le domaine public.
RECOMMANDATIONS :
Afin de compenser les effets dommageables de la prolongation de la durée en vertu de l’ACEUM sur l’intérêt public, la FCAB-CFLA recommande que :
- l’enregistrement soit obligatoire pour ajouter 20 ans aux conditions du droit d’auteur;
- les dispositions relatives à l’utilisation équitable soient élargies;
- les dispositions portant sur le travail des bibliothèques, des archives et des musées soient revues de sorte que les œuvres n’ayant plus de valeur commerciale, ce qui comprend leur reproduction et leur libre diffusion au grand public, soient accessibles, quelles que soient les mesures de protection technologiques;
- les documents de la Couronne canadiens ne soient pas protégés par le droit d’auteur ou soient retirés des dispositions connexes de l’ACEUM
(1)Voir Hollander, Abraham, Assessing Economic Impacts of Copyright Reform on Selected Users and Consumers, 2005; Commission de la productivité du gouvernement australien. Intellectual Property Arrangements (accords sur la propriété intellectuelle), n° 78. 23 septembre 2016; Posner & Landes. The Economic Structure of Intellectual Property Law. Harvard University Press, 2003; Buccafusco, C. et Heald, P. (2013) et « Do Bad Things Happen When Works Enter the Public Domain? : Empirical Tests of Copyright Term Extension ». Berkeley Technology Law Journal, 28(1), 1-43, http://www.jstor.org/stable/24120609; annexe A de Eldred v. Ashcroft (01-618) 537 U.S. 186 (2003) 239 F.3d 372 https://www.law.cornell.edu/supct/html/01- 618.ZD1.html
(2) Voir la Commission sur la productivité du gouvernement australien. Intellectual Property Arrangements, Productivity Commission Inquiry Report, n° 78 (en anglais seulement). 23 septembre 2016, page 129, https://www.pc.gov.au/inquiries/completed/intellectual-property/report/intellectual-property.pdf
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