
En explorant la littérature sur les femmes dans la profession pour une publication à venir, j’ai croisé le concept de la « majorité désavantagée ». Un texte de Anita R. Schiller, « The Disadvantaged Majority : Women Employed in Libraries » interpelle de manière assez incisive l’American Library Association (ALA) en 1970. D’un point du vue démographique, les femmes dominent le monde des bibliothèques, mais elles y occupent les positions les moins privilégiées. Au sein de la profession, les opportunités sont inégales pour les femmes, l’ALA doit agir, affirmait cette autrice, en proposant sept moyens d’actions précis.
En 1982, dans un chapitre du livre « Women and Library Management », Kathleen M. Heim reprend le concept de la « majorité désavantagée » en conclusion de l’étude qu’elle présente sur les facteurs contribuant aux statuts continuellement différenciés entre les hommes et les femmes bibliothécaires :
Women in the library field are, as Schiller so aptly dubbed them, still the Disadvantaged Majority. Affirmative action and Equal Opportunity legislation have failed to make a significant impact upon the numbers of women in the higher paying administration ranks of our nation’s libraries. If women legally have the same chance as men to rise to the upper echelons of library works they do not have the same chance sociologically. They are trying against their natures to conform to male models of leadership, they are finding themselves disproportionately represented professionally, and they are not making the impact on the scholarly world of librarianship by getting their ideas into print. The discrimination that the larger societal structure imposes on women cannot be dealt with so handily as can the legal problem. Each woman must make her own way in whatever she is able. Thus we can understand the need to dress for success as one woman tries to get the best job she can. But if all these woman, working together, decided that the male model was not the style they wish to emulate might not the library structure be changed? The example of eccentric individuals, male or female, who have risen to top positions with disregard for the trappings indicates that there are still possibilities for one to operate in a deviant style. I can think of several prominent librarians who by their astuteness and performance have risen above the need to conform. Publishing good ideas, association service, and on-the-job excellence may generate respect for individuals on their own merits. While this is still rare, it is a strategy for avoiding the impositions of a still largely sexist society. (Heim dans Weingard (ed.), 1982, 8)
La voie prescrite par Heim évoque peut-être un certain essoufflement ou une sorte de démission à l’égard de solutions collectives ou de politiques publiques interventionnistes conséquentes. En même temps, celle-ci indique une piste qui assez caractéristique de la deuxième vague du féminisme qui veut prendre ses distances à l’égard de la recherche d’une solution qui puisse s’avérer possible au sein du système patriarcal lui-même. Elle nous invite explicitement à tourner notre regard vers les marges et la déviance, en quête d’un système autre porteur de valeurs et de rapports inédits entre les sexes à travers la profession et le monde.
Par ailleurs, j’ai aussi découvert un autre texte de Kathleen Heim dans une compilation de communications préparées pour le 16e congrès de la Corporation des bibliothécaires du Québec (C.B.P.Q) en 1985. Heim souligne que la situation n’a guère changée depuis le temps où Schiller invoquait le problème de la majorité désavantagée : « The current status of women in libraries is one of the heightened awareness and readiness to combat sexism and inequality. However, the economic and administrative status of women has changed little since the identification of the scope of the problem by Anita Schiller en 1970.» (Heim, 1985, 38)
L’ensemble des textes rassemblés à cette occasion devaient servir de point de départ pour des ateliers. J’ignore ce qui s’est discuté à l’Auberge du Mont-Gabriel où le congrès avait lieu; est-ce que des décisions ont été prises au sujet d’orientations ou d’actions concernant cet enjeu ? Il faudrait interroger les acteurs et les actrices de l’époque.
Et si on interrogeait la situation de cette majorité désavantagée en 2019 dans le contexte québécois. Je me suis demandée, d’entrée de jeu, si la question du statut des femmes dans la profession était même à l’ordre du jour, d’une façon ou d’une autre, dans les différentes associations québécoises liées aux métiers de l’information et de la documentation.
Voici ce qu’il en est, en 2019, lorsque l’on fait, à vol d’oiseau, le tour des principales positions privilégiées, ou symboliquement significatives, dans l’environnement des bibliothèques publiques québécoises – un milieu que j’observe davantage. Les directions des bibliothèques de Montréal, de Québec, de Longueuil, de Laval, la présidence et la direction générale de Bibliothèque et archives nationales du Québec, la présidence de la Fédération des milieux documentaires, de l’Association des bibliothèques publiques du Québec, celle de la Corporation des bibliothécaires professionnels, semblent bel et bien témoigner de la pérennité de cette majorité qui domine sans pouvoir.
Ceci ne suggère-t-il pas que l’ensemble de ceux et celles qui appartiennent à ce milieu, à cette profession, ne sont toujours pas en concurrence sur des terrains égaux? Que l’on ne se préoccupe pas assez, encore aujourd’hui, de promouvoir l’égalité des opportunités dans la profession?
Est-ce que ça nous rend toutes et tous, autant que nous sommes, aussi songeurs et songeuses ?
Peut-être que la liste des recommandations d’Anita Schiller qui remonte aux années 70 serait toujours aussi valable cinquante ans plus tard. Et considérant la prise en compte aujourd’hui de la diversité des formes d’oppressions, et des intersections entre elles, cette liste ne peut que s’allonger à dessein. Bref, en 2019, la question de la bibliothéconomie féministe québécoise a sans doute sa place si l’on veut bien l’entendre et lui donner.
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