
Le projet de cette Déclaration était nécessaire pour actualiser le discours des bibliothèques et le mettre en phase avec celui sur les droits humains et le développement durable qui orientera le programme cadre post-2015. En dépit de sa force de conviction, le Manifeste de l’UNESCO sur la bibliothèque publique trahit son âge : ce n’est plus un outil adapté pour soutenir les grands enjeux éthiques de développement durable et de justice sociale tels qu’ils sont formulés aujourd’hui, notamment en intégrant l’approche sur les capabilités, et que traduisent les objectifs du Millénaire.
À l’échelle internationale, la Déclaration est un instrument destiné à favoriser le positionnement des bibliothèques et à leur servir de référent pour défendre l’enjeu de l’accès à l’information comme un des objectifs finaux du programme post-2015 auprès des États membres.
Sur le terrain et au plan national, elle vise à soutenir les professionnels qui pourront décrire leur engagement et leur travail en matière d’informations communautaires, gouvernementales, d’alphabétisation, de services aux enfants, de TIC, etc. et à défendre le rôle crucial des services des bibliothèques pour le développement en faisant la promotion des principes de la Déclaration.
Cette Déclaration viserait ainsi à refléter l’évolution du travail des bibliothèques et des bibliothécaires, comme j’en ai déjà parlé dans un autre article, et pas seulement aux États-Unis. Dans un ouvrage récent d’introduction à la bibliothéconomie, Kathleen de la Pena McCook affirme que « le travail des bibliothécaires américains a évolué d’une manière qui intègre les valeurs et les préceptes des droits humains sans avoir généralement utilisé le langage qui caractérise les finalités philosophiques et éthiques des droits humains et du développement humain. » (p. 339) On précisera que la réalisation de la société du savoir, et plus généralement celle d’une société plus juste, fait partie désormais partie des responsabilités du monde des bibliothèques partout dans le monde.
Mais, est-ce que cette Déclaration, au-delà de ses nobles intentions, représente adéquatement les responsabilités à l’égard de la société du savoir et d’une société plus juste que revendiquent aujourd’hui les bibliothécaires ? C’est la question que l’on peut se poser.
La Déclaration contient de nombreux éléments forts qui reprennent fidèlement les objectifs du Millénaire. Elle cible la pauvreté; elle enchâsse le développement durable dans le cadre des droits humains en termes de réduction des inégalités, d’égalité homme-femme, de dignité humaine, d’accès équitable à l’information, de liberté d’expression, du droit de se rassembler, de la participation citoyenne; elle revendique l’alphabétisation universelle. Avec cela, elle met l’emphase sur le rôle clé des bibliothécaires pour favoriser le développements des capabilités nécessaires à ces droits. Elle plaide aussi en faveur d’une meilleure infrastructure en matière de technologie de l’information et de la communication pour que les avantages du développement puissent profiter à tous. Sur cette base, la Déclaration pose :
Nous soussignés, signataires de la présente Déclaration, demandons, donc, aux Etats Membres des Nations Unies de reconnaître que l’accès à l’information et la capacité d’utiliser l’information de manière efficace constituent deux éléments essentiels du développement durable et de faire en sorte que cette reconnaissance soit prise en compte dans le programme de développement post-2015:
Mais le texte et son contenu demeurent fondamentalement structurés autour du concept d’information, un terme qui revient près de vingt-cinq fois ! (contre cinq occurrences pour la «culture» et deux pour la «connaissance») dans la Déclaration, posant que le développement passe par un développement technologique via les flux et Internet. La Déclaration reprend le vocabulaire qui règne depuis les années 70 dans les milieux documentaires sans intégrer de façon cohérente le discours sur le développement et les droits humains, même si elle y fait pourtant allusion. Comme une mayonnaise qui ne prend pas, comme un nouveau vernis sur un paradigme ancien, la Déclaration n’est pas ancrée dans la réalité des défis actuels, elle parle d’un autre temps sans offrir un véritable projet adapté au monde des réseaux qui soit politiquement courageux, orienté sur le savoir, le partage, la créativité, les biens communs, l’innovation, tourné vers les citoyens et les communautés en action qui se ré-approprient leurs projets territoriaux en même temps que leur avenir avec les bibliothèques comme facilitatrices.
La question de la formation est abordée brièvement, on parle d’«[organiser] des formations et en permettant l’acquisition de compétences pour aider les gens à accéder aux informations et aux services les plus utiles et à en comprendre le fonctionnement. » (4. f) Comme si on limitait la relation pédagogiques (qu’elle soit formelle ou informelle, collaborative) à la recherche d’information. Le rôle de la bibliothèque au plan de l’alphabétisation est aussi soulignée à travers « Un accès accru à l’information et à la connaissance »(3.), ce qui suggère des collections et des ressources de qualité (avec un peu de médiation peut-être ?). Recherche d’information et collections, le programme en matière de formation est rétréci, alors qu’il s’agit d’un enjeu immense en bibliothèque dans le contexte des transformations qui touchent l’apprentissage, et plus généralement la société. Est-ce que les bibliothèques auront fait tout ce chemin en termes de services publics : médiation tous azimuts, aide aux devoirs, littéracie émergente, recherche d’emploi, aide à la citoyenneté et intégration des nouveaux arrivants, littéracie des médias et de l’information, ateliers linguistiques, workshops de création, média / fab lab, pour être ramené à une vision qui les définit par les collections/bibliographies et la recherche d’information?
Les défis du droit d’auteur et ceux de la diversité culturelle sont apparemment omis de la Déclaration, ce qui est incompréhensible, car ils sont au coeur de la problématique du développement.
Si on ne réussit pas à lire cela dans la Déclaration, c’est qu’elle ne reflète pas l’évolution de l’engagement des bibliothécaires.
Et si l’on faisait valoir que l’« information » est utilisée au sens technique désignant, d’une façon générique, le véhicule et le message, qui recouvre aussi bien les données, les codes, les contenus, les oeuvres, éditées, publiées ou non, les ressources, libres ou non, le domaine public, les biens communs, l’open access, etc. ? Seuls les spécialistes de l’information comprendront ce langage. Le parti pris pour l’« information », dans l’usage et pour les fins politiques qu’on lui destine, subira plutôt un effet de raccourci qui prêtera les services à ceux de fournisseurs d’informations gouvernementales/communautaires sans le reste, c’est-à-dire, la diversité des contenus, les oeuvres, les ressources, les biens communs informationnels, l’open access, etc., en réduisant la portée de la Déclaration.
Si l’intention de produire cette Déclaration était tout à fait justifiée, il ne semble pas que l’on ait tout à fait relevé le pari de l’écrire en assimilant les aspirations et les enjeux éthiques associés au développement durable et aux droits humains pour la prochaine décennie. Et pourtant cette contribution des bibliothèques ne manquera pas d’être essentielle, elle l’est déjà, pour peu qu’on la fasse adéquatement valoir.
Enfin, s’il faut faire avec ce texte, on peut encore s’étonner, dans une perspective plus régionale, du fait qu’une seule organisation canadienne figure parmi les 125 signataires. Est-ce le doute qui, comme moi, les a étreint ?
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