À l’occasion de la dernière Journée mondiale du livre et du droit d’auteur, j’avais abordé dans un billet la question qu’est-ce qu’une oeuvre? Mon intention était de montrer comment les trois principaux courants philosophiques contemporains répondaient à cette question en articulant de manière très différente les relations entre l’oeuvre, le livre (comme support physique), le texte et justement l’auteur. Dans ce premier billet, je présentais d’abord le courant textualiste. On vient de me rappeler que j’avais parlé d’une suite à cette exploration de la nature de l’oeuvre à travers les autres théories en « isme » qui lui ont succédée : le contextualisme et l’actionalisme.
Le textualisme, que l’on a vu précédemment et décrit comme la conception qui identifie l’oeuvre au texte-type, a rencontré des objections sérieuses qui ont eu pour effet de disqualifier peu à peu ce point de vue.
C’est ainsi qu’un second mouvement s’est opéré pour un retour «du texte à l’œuvre» mené par des auteurs anglo-américains (Arthur Danto, Jerrold Levinson) et européens (Gérard Genette, Roger Pouivet). L’objection la plus célèbre qui a été formulée contre le textualisme l’a été par Arthur Danto à partir de la fable de Borges, Pierre Ménard, auteur du Quichotte.
Selon Borges d’après Danto, un auteur du XIXième siècle, Pierre Ménard, aurait produit, sans plagier, un texte identique à celui de Cervantès. Or, si une œuvre est identique au texte, on ne peut rendre compte de la différence entre ces deux créations. Selon le narrateur de Borges, certains prédicats, « être picaresque » par exemple, sont vrais du texte de Cervantès dans la perspective du XVIIème siècle, alors que les prédicats incompatibles sont vrais du texte de Ménard dans la perspective du XIXème siècle. Puisque qu’une chose ne peut posséder et ne pas posséder une propriété donnée dans un même monde, la même œuvre-texte ne peut pas être à la fois « être picaresque » et « ne pas être picaresque »: le textualisme apparaît insoutenable.
On revendique alors cette position selon laquelle le texte représente un des constituants de l’œuvre dont l’existence est déterminée par le contexte historico-artistique qui l’a vu naître: c’est la thèse du contextualisme. La formulation de Levinson constitue la version standard de la thèse du texte-en-contexte : «S-indiquée-par-A-à-t», où S est une structure textuelle-type donnée, A un individu, et t un temps particulier » (Levinson, 1980, 79). La présence historique de l’auteur est ici réintroduite.
Gérard Genette, dans le tome 1 de L’oeuvre de l’art, a aussi proposé une variante du contextualisme que l’on peut assez aisément réfuter. Mais les objections les plus sérieuses au contextualise sont venues de la thèse de l’oeuvre-comme-action que l’on verra dans la suite.
Je pense que si les partisans du textualisme avaient pris la peine de discuter avec des bibliothécaires, cette thèse n’aurait jamais survécu aussi longtemps. Face à la possibilité de 2 textes identiques, qu’est-ce qui peut nous permettre de distinguer les oeuvres sinon les métadonnées? Les bibliothécaires sont des experts de l’identité et du contexte.
L’urgence de leur tâche est d’autant plus manifeste dans le nouvel environnement numérique où la prolifération des textes, des extraits, des hypertextes, des images, des hypermédias appellent un investissement professionnel considérable et minutieux de mise en contexte des données, d’éditorialisation des contenus, d’organisation de l’information. Les bibliothécaires ont toujours eu pour rôle de créer des ponts (c’est Michael Buckland qui l’affirme quelque part) entre les gens et les textes pour créer du sens. Le contextualisme est une réponse qui est ajustée à cette mission séculaire accélérée par l’abondance documentaire qui caractérise notre âge.
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