« Depuis la réforme anglicane de 1538, il était entendu que les fidèles devaient avoir accès à la lecture de la Bible. Thomas Cranmer ordonna qu’un exemplaire de la traduction de Myles Coverdale soit placé dans toutes les églises, où il devait être enchaîné à la chaire. Des lecteurs pouvaient en faire la lecture aux analphabètes. » (Wikipédia)
L’accès démocratique au livre remonterait ainsi à ce livre des livres enchaîné dans une église mais rendu soudainement disponible à l’examen rationnel de chacun. C’est une image paradoxale tout de même que celle représentant les prémices de la bibliothèque publique sous le mode d’un livre enchaîné et situant l’une de ses premières traces conceptuelles dans une église…
C’est pourtant, semble-t-il, un de ces filons contradictoires qui traversent l’histoire du couple église-bibliothèque que je survole ici.
On sait que, par la suite, les relations entre la lecture et l’église ont pu s’avérer moins propices à l’émancipation démocratique. Au Québec, c’est une histoire à pleurer – a fortiori avec la colonisation en théorie d’arrière-fond. Comme le suggère Lamonde, ce n’est pas que l’église était contre la lecture mais seulement contre la mauvaise lecture (dont le genre romanesque faisait a priori partie).
Parmi les jalons de cette très sombre période, entre le 19ième et le 20ième siècle, on se rappelle la bataille de Mgr Bourget contre l’Institut canadien de Montréal, l’ex-communication de certains de ses membres et surtout le rejet de l’offre de 150 000$ ! du philanthrope Carnegie en 1901 pour construire une bibliothèque centrale à Montréal, une décision historique à laquelle Aegidius Fauteux, à l’affiche d’un billet de blogue encore récemment, n’a pas été étranger. Ce dernier jugeait que l’établissement d’une institution qui dispenserait des romans serait susceptible de représenter un danger funeste…
En contre-partie, l’Église a proposé des bibliothèques paroissiales souvent dans les sous-sols de ses locaux en vue d’administrer un « contre-poison […] à ces romans infects qui pullulent dans nos villes, et qui déjà envahissent nos campagnes, pénètrent dans le sanctuaire de la famille et y portent la perversion de l’esprit et la corruption du cœur » (Baillargeon, Les bibliothèques publiques et la Révolution tranquille au Québec, 2005). Imaginer à cette époque que les églises puissent un jour abriter des bibliothèques publiques avec tout le matériel courant, aurait fourni une vision, non pas fantastique (genre sans doute proscrit également) mais apocalyptique.
À l’ère de la post-révolution tranquille, on en est pourtant là, de retour sur le parvis des églises. En revanche, celles-ci ne représentent plus des obstacles mais des opportunités (à qualifier et à pondérer mais je ne m’avancerai pas dans cette analyse dont les enjeux sont très complexes) pour le développement des bibliothèques publiques. Il existe en ce moment un nombre étonnant de projets de bibliothèques au Québec qui s’apprêtent à convertir les églises, éteintes dans leur vocation religieuse, en lieu de culte de l’information et du savoir.
C’est indéniablement un héritage ambigu. D’un côté, il est difficile de faire abstraction du fait que les églises ont été historiquement sémantisées par une symbolique très chargée « plus grande que nature », qu’elles sont monumentales dans tous les sens et particulièrement dans un contexte où l’on s’évertue à programmer des lieux à visage humain, à la mesure des usagers et qui soient plutôt aptes à contribuer à leur empowerment qu’à les diminuer…d’où cette suspicion prévisible.
Par ailleurs, la préservation de ce patrimoine est onéreux, il faut vouloir y mettre le prix.
D’un autre côté, comme geste social, ce choix qui consiste à réinvestir un environnement encore porteur d’un aura sacré, d’une valeur intangible, souligne l’importance croissante du rôle de la sphère public et du savoir dans notre culture. Ainsi, ces initiatives de conversion apparaissent parfois tiraillées entre des visions plus ou moins conciliables, celle de sauver le patrimoine et celle de bonifier l’offre de services en bibliothèque, la première se réalisant au détriment de la seconde.
L’église du Très-Saint-de-Nom-de-Jésus (TSNJ) à Montréal, avec ses orgues, pourrait constituer un nouvel exemple de ces projets de conversion impliquant une bibliothèque. Dans l’édition du 10-11 juillet du Devoir on évoquait les efforts de la communauté locale pour évaluer cette possibilité. Difficile d’imaginer la cohabitation des orgues et de la lecture ? Tout est possible, à Stanstead, la bibliothèque Haskell cohabite depuis 1904 avec une salle d’opéra. Mais, j’aurais aimé entendre l’avis de Luc Noppen à ce sujet: je n’ai pas encore eu de réponse à ma demande d’entrevue (à suivre).
À Montréal, on connaît deux autres cas, les bibliothèques de Mile-End (église Church of the Ascension) et la bibliothèque Benny (ancienne chapelle de la paroisse Sainte-Monica) mais qui sera relocalisée dans un avenir rapproché. À Québec, la bibliothèque St-Jean-Baptiste est abritée dans l’ancienne église anglicane St-Mathews, classée patrimoniale avec tout ce que ça implique: des rayonnages bas pour ne pas obstruer la vue et une lumière contrôlée pour ne pas affecter les biens.
Cependant un autre projet d’envergure à Québec est aussi en cours auquel le nom prestigieux de l’architecte Dan Hanganu est associé : la bibliothèque Monique-Corriveau sera relocalisée dans l’église St-Denys-du-plateau. (Si la question du rituel de la désacralisation a fini, comme moi, par piquer votre curiosité vous trouverez sur ce forum chrétien, la procédure employée lors de l’ultime messe). L’ouverture est prévue pour 2013. Toujours dans la région de Québec, à Lévis, la bibliothèque Pierre-Georges-Roy est située dans l’ancienne chapelle du Collège mais il semblerait que cette municipalité ait encore un autre projet du même ordre dans sa besace (à confirmer).
Ailleurs au Québec (province), la bibliothèque Rina-Lasnier de Joliette est installée dans l’ancienne église St-Pierre depuis 2007. La ville de Magog s’apprête à convertir l’église Sainte-Marguerite-Marie en une bibliothèque de 2 200 mètres carrés. Plusieurs documents, présentation, études préliminaires, budgets associés à ce projet sont en ligne. À La Tuque, le maire caressait le projet de relocaliser la bibliothèque dans l’église Marie-Médiatrice (le nom me plaît) mais cette option a été abandonnée en mars dernier : la capacité portante serait en cause – et oui des livres physiques, c’est pesant.
Au Canada : la bibliothèque Mgr-W.-J.-Conway à Edmundston au Nouveau-Brunswick est une convertie.
Ailleurs dans le monde : les bibliothèques publiques de Dijon (ancienne église Saint-Etienne) et celle des Capucins à Rouen (ancienne chapelle du couvent des Ursulines).
Après cette recherche, il m’est apparu que l’ampleur de ce mouvement de conversion des églises en bibliothèques, qui semble s’intensifier au Québec, était unique au monde. Merci à Karl Dubost, car si ça peut ressembler à ceci, qui pourrait bouder un peu de lecture au ciel…? Cette libraire au Pays-Bas a remporté un prix d’architecture.
Pour enrichir son point de vue au sujet de la situation des églises converties au Québec, on peut butiner dans cette galerie de photos sur Flickr.
J’ai lancé un appel à tous sur Twitter pour la cueillette de données. Je remercie la grande générosité de la communauté : Monavalotte, salwamajouji, karlpro, pmlozeau, fbon, bibalabib, jf_cusson, vickylapointe, bibalter, pbeaupre01, et tout particulièrement, Mylène Gauthier, à Québec. Quel argument tout de même pour démontrer l’utilité des réseaux sociaux en matière de recherche d’information.
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