J’avais prévu un second billet pour accompagner le premier Manifeste pour un pluralisme littéraire. Ce sera celui-ci pour le moment. De mon point de vue, une des thèses les plus fortes de cette journée à La fabrique du numérique a été énoncée par Michel Dumais sous la forme d’une question sur Twitter: « On a cessé de parler de l’industrie du disque au profit de celle de la musique. On arrête de parler de livre? Industrie de l’oeuvre? »
L’idée que le livre est un concept réducteur pour rendre compte des productions littéraires n’est pas nouvelle. J’ai écrit dans différents billets que la littérature n’est pas un phénomène qui s’enferme dans un seul véhicule privilégié que ce soit le livre ou même le texte. En bibliothèque, on cherche, depuis plusieurs années déjà, des voies alternatives pour représenter, via les métadonnées (du côté des FRBR par exemple), les productions littéraires, leurs multiples manifestations, la complexité de leurs contenus : le livre n’est plus le modèle dominant.
Au-delà des bibliothécaires, il semble maintenant y avoir un consensus relatif pour adopter le concept de l’oeuvre littéraire. Mais le livre a des frontières qui sont dures, un coût, une bonne inscription dans nos habitus culturels, sans compter notre appareil cognitif qui préfère naturellement penser les choses par le bais d’une catégorie simple et uniforme plutôt qu’une catégorie plurielle, aux contours dégénérés, comme l’oeuvre.
Pour répondre à Karl Dubost qui dans un autre tweet suggérait qu’on ne devrait pas associer numérique à livre (« dit-on le livre papier ? ou le livre encré ? Pourquoi le livre numérique »), je pense plutôt que c’est le livre qu’on devrait cesser d’associer à numérique.
Le pluralisme est une option qui commande des propositions nuancées, plus sophistiquées, souvent en forme de compromis, mais il est inévitable dans le contexte actuel. Et, franchement, les 3 ateliers auxquels j’ai assisté convergeaient tous en faveur d’une vision pluraliste de la fabrique du numérique:
1) Le modèle économique du livre dans un contexte numérique. Un rapide tour de table et d’horizon permet de constater qu’il y a les éditeurs/diffuseurs universitaires ou autres, comme Érudit, qui, en tant que sociétés à but non lucratif, vont opérer en combinant les revenus de leurs abonnements et des subventions publiques. Comme on le voit en musique, on s’attend aussi à ce que les créateurs des nouvelles littératures numériques proposent des offres avec forfait sans DRM. Et puis, on a le marché des éditeurs et des libraires qui vont revendiquer le recours aux DRM. On pourait en énumérer d’autres mais en voilà 3 qui suffisent assez à établir ceci qu’il n’y aura pas un seul modèle d’affaire pour les oeuvres littéraires numériques mais une pluralité.
J’ajouterai bien sûr que si le modèle dominant est celui des DRM, l’avenir des bibliothèques est promis à un enfer. La cohabitation de différents fichiers verrouillés est incompatible avec le service public. Envisager d’offrir des livres électroniques qui ne seraient lisibles que sur un seul type de support, le Sony reader, par exemple, ou encore différents livres sur différents supports revient à instaurer des conditions d’accès inéquitables pour les usagers et un catalogue fermé, sans compter les obstacles technologiques et logistiques qui rendraient la situation proprement ingérable. Accès inéquitable et catalogue fermé, il n’existe pas un bibliothécaire, à ma connaissance, qui puisse prononcer ces mots sans s’étouffer.
Peut-être que l’avenir est au tout en ligne mais d’ici l’avènement de cet âge d’or où tous seront égaux au pays des connecteurs, il faudra penser à une solution qui permettent aux bibliothèques de remplir leur rôle d’intermédiaire gratuit entre les usagers et les grands systèmes d’informations, de ressources, d’oeuvres.
C’est une préoccupation dont l’enjeu est collectif, qui s’inscrit dans une perspective, à long terme, de développement durable parce qu’on vise à favoriser les conditions pour se développer comme société du savoir et de l’information. Tout le monde a intérêt à ce que cette société advienne car on suppose qu’elle se compose de plus de lecteurs. Certains ont suggéré la mise en place d’une licence collective pour les bibliothèques, en invoquant le droit de l’usager à l’information, ce qui constituerait un modèle économique supplémentaire, d’une importance sociale stratégique, à ajouter à la carte.
2)Les formats de livres numériques. La discussion était balisée par la question de l’avenir du pdf et du développement du epub. J’ai choisi ce sujet parce que le format epub qui a suscité un intérêt et une adhésion croissants en bibliothèque soulève depuis peu une certaine suspicion. Je n’ai pas appris davantage sur ce point précis mais, au-delà des avantages et des inconvénients associés à ces formats respectifs, la thèse qui a émergé de la discussion avait une portée plus grande que mon questionnement d’origine :
Il faut repenser le contenant de l’oeuvre à partir du contenu, et non l’inverse, en visant à respecter l’intégralité des possibilités esthétiques des productions littéraires qui émergent notamment en mode multimédia. Conclusion : Ni le epub, ni le pdf, ni un autre format en particulier, il faut promouvoir une pluralité de contenants pour être en phase avec la diversité du registre créatif des oeuvres littéraires numériques.
3) Le public du livre numérique. Ce n’était pas au menu mais Michel Dumais qui semble décidemment affecté d’une pensée divergente nous a invité à faire une place au public à la table de nos réflexions. Qui est ce public auquel les oeuvres numériques sont destinées ? Ici encore, on constate que l’horizon n’est pas unidimensionnel.
D’une part, on sait qu’il faut répondre aux attentes des webcitoyens qui constituent 75% de la population québécoise actuelle. Ce public se déplace à travers le territoire numérique pour accéder à l’information, se documenter, se divertir, consommer et… lire. Mais encore faut-il segmenter ce public pour offrir des services et des produits qui tiennent compte des différents groupes d’âge comme des variations démographiques.
Et, on pourrait ajouter de la profondeur à cette vue en relief des webcitoyens en considérant tout ceux qui sont embarqués dans une mobilité transitoire, en route quelque part à mi-chemin entre le territoire physique et numérique. Ils sont parfois plus âgés, ils aiment le livre d’un amour sensuel, ils ne s’habituent pas à la lecture à l’écran, etc.
Et, enfin, à l’autre extrémité, il y a ces données : « La moitié des Québécois âgés de 16 ans et plus ont des difficultés de lecture et 800 000 d’entre eux sont analphabètes ». Et puis, ces chiffres cohabitent aussi avec les statistiques associées aux décrocheurs : à Montréal, on compte un jeune sur deux qui n’obtiendra pas son diplôme secondaire. On parle ici d’un public d’exclus dont la mobilité sociale et territoriale est gravement compromise, et elle ne sera que davantage entravée dans le contexte d’une fracture numérique. Beaucoup de non-lecteurs, tout support confondu, en perspective…
En bibliothèque, nous sommes parfaitement conscients et soucieux de ce contexte. On sait qu’il faut desservir les webcitoyens, jeunes et moins jeunes, qui sont chez eux au sein de la culture numérique. Mais on sait aussi qu’il y a tout ceux, apprenants, décrocheurs, analphabètes, qu’il faut accompagner en accompagnant, en mode informel, l’éducation formelle. Et, il faut encore faire le pont pour oeuvrer au rétrécissement de la fracture numérique en contribuant à la littéracie de l’information, par le biais de ressources et de programmes de formation. C’est le mandat que l’UNESCO a donné aux bibliothèques à travers la Proclamation d’Alexandrie en vue d’affronter l’ère de l’information numérique en ne laissant personne derrière.
Mais, bref, on aura compris que là encore, ce qui est ressorti de ce atelier, c’est la nécessité d’envisager une multiplicité de ressources numériques pour répondre aux besoins à géométrie variable d’un public pluriel.
Pour le plaisir du bibliothécaire, je soulignerai que ce riche vendredi d’échanges que je tourne en manifeste pour un pluralisme littéraire se déroulait pendant la Semaine de la liberté d’expression qui est aussi la liberté de lire/Freedom to read comme disent les collègues canadiens. Pour moi, il ne fait aucun doute que les planètes étaient enlignés (et en ligne!) pour supporter cette idée qu’il faut avoir le choix de se mouvoir/naviguer/voyager dans plusieurs mondes possibles.
Comme l’indique le post-it que j’ai placé à la fenêtre de ce billet, on ne pourra pas utiliser un modèle unique, un tout-inclus, un « prêt-à-lire-numérique » qui ne conviendrait pas aux changements, à la réalité des pratiques et à la complexité qui en découlent. Nous sommes condamnés à créer. En ce moment, tout le monde a son comité sur le livre numérique, les auteurs, les libraires, les bibliothécaires en ont un par bibliothèque dont celui-ci..., etc., et tout le monde est en train de réécrire la fable de l’éléphant et des 6 aveugles. Les fabricants du numérique ont une responsabilité collective partagée à l’égard de ces nouvelles oeuvres et de ces nouveaux publics. Je retiens la suggestion de Clément Laberge quant à la nécessité pour chacun de passer à l’action en expérimentant dans sa sphère d’activités et, ensuite, de mettre en commun ces expériences pour arriver à des solutions concertées.
Peut-être que des états généraux ou une politique sur la lecture à l’âge du numérique seraient aussi des avenues à considérer. Mais certainement un comité aviseur impliquant les différents acteurs concernés devrait-il poursuivre cette oeuvre numérique collective qui a été initiée : À quand la prochaine la Fabrique du numérique 2 ?
On peut accéder à d’autres bilans de cette journée. François Bon a richement documenté l’événement.
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