Je me permets de poursuivre la discussion si bien entamée par Vincent sur ;info à propos du tweetage social. On peut voir ceci comme un long commentaire de son billet. Je le cite :
« cette pratique — le tweetage lors de conférences — avait transformé ce type d’événements en expériences sociales que je pourrais considérer de plus en plus comme étant tout autant numériques que physiques… »
D’abord, cette pratique du tweetage « live, pendant que la conférence se déroule » ébranle la distinction fondatrice entre l’expert et le parterre. Dans le domaine de la communication savante, le protocole des échanges est rigoureusement scénarisé et hiérarchisé, le commentaire et la période de questions sont le privilège des personnes qui ont réellement une expertise à revendiquer. Désormais, cette prérogative est à la portée de tous et le commentaire est l’affaire de chacun. La parenté entre Twitter et Wikipédia revient ici, dans la possibilité qui est également distribuée de contribuer à un sujet donné. On constate une démocratisation du savoir, un détournement de la plate-forme de la parole, une décentralisation de l’autorité.
Cette pratique introduit encore une brèche dans le modèle de la communication scientifique notamment, dans la représentation passive et consommateuriste des participants qu’elle véhicule habituellement. »Quelle que soit l’intention du tweeteur événementiel, il est indéniable que son expérience en est transformée, et qu’il participe lui-même à la transformation de l’événement: il en devient un acteur. » Ce nouveau modèle n’est plus unidirectionnel car désormais il implique un acteur (le conférencier) en lien vec un autre communautés d’acteurs). Mais, il ne suffit pas de poser que ce nouveau schème implique la mise en présence de deux acteurs : C’est un système interactif qui est installé. Ce concept d’interactivité si souvent banalisé, ne l’est pas tout à fait, à mon avis.
En effet, ce qu’il m’intéresse de souligner c’est que dans la relation entre les deux acteurs se déploie un système interactif duquel émergent des propriétés qui n’existent pas dans aucune des activités prises isolément. On parle beaucoup d’interactivité mais c’est un concept galvaudé et rarement défini. Je ne vais pas élaborer longuement mais je vais proposer que l’événement en cause, la conférence-tweetée, est un système interactif, avec des composantes, les actions du conférencier et des tweeters, un environnement (la culture numérique entre autres) des relations, une structure qui lie tous ces éléments et surtout des propriétés émergentes distinctes. Ce système interactif émergent devient, en effet, non seulement démocratique, mais aussi ouvert (l’accès au contenu n’est pas limité à l’orientation de l’auteur de la conférence), communautaire et participatif dans le sens particulier qu’il induit une disposition à la transmission. Comme le suggère Vincent, on peut observer « l’apparente frénésie avec laquelle les participants à des conférences s’adonnent au tweetage live ».
Pour mieux voir où je veux en venir je vais proposer une analogie avec la littérature orale où l’on retrouve aussi un type similaire de systèmes interactifs. Dans le schème de la littérature orale, que ce soit la poésie médiévale, la chanson, le conte, il n’y a pas d’artiste ou d’expert qui produit quelque chose en vue d’une contemplation ; il n’y a pas de public au sens d’une entité collective qui reçoit la création sous un mode passif. La performance du troubadour ou du jongleur agit sur ceux qui l’écoutent et ceux-ci vont à leur tour répondre activement.
Or, cette de performance induit une disposition à la transmission chez les auditeurs : Elle entraîne les auditeurs à poursuivre, s’approprier, recomposer le «texte» en préservant le schème, à perpétuer la chaîne de la parole. Et pour appuyer cette analogie, je suis allée chercher une citation sur la littérature orale ante web pour ne pas qu’elle soit teintée par le discours de la culture numérique – comme je veux expliquer une dimension de la culture numérique, si je me réfère à des explications de la littérature orale chargées de culture numérique, ce serait circulaire. Ainsi, comme l’explique Jacques Dournes, dans un autre siècle, à propos de la dimension performative des auditeurs dans un contexte de littérature orale :
« Il est notoire que, dans plusieurs langues de population à tradition orale, sont classiques à ce sujet les termes «lien», «chaîne», (associée à «trame»), «enchaînement», voire «semence». Chaîne de mémoire, chaîne de parole, chaîne de personnes, telle est la performance. Une parole prononcée, loin d’annuler la précédente, laisse une trace dans la mémoire et du locuteur et de l’auditeur. Plus qu’une trace : une accumulation de savoir et d’expérience. L’auditeur, alors, ne fait pas qu’écouter une parole : il la fait sienne et la prolonge, bien autrement que ne le ferait le public d’un spectacle. Outre le cas privilégié d’accompagnateurs qui jouent d’un instrument de musique, ou du répondant dans une cour d’amour, l’auditoire est toujours une communauté participante. » (1)
Cette dimension performative qui est de l’ordre de la transmission, cette participation des auditeurs à la performance est donc susceptible de s’inscrire directement dans le déroulement même de l’action initiale en cours, lorsque ceux-ci mêlent leur voix à celle du récitant, du conteur ou du chanteur. Certains conteurs contemporains invitent ainsi les gens à apporter leurs propres instruments de musique pour participer à l’événement. Maintenant, on demande aux gens d’apporter leur dispositif technologique pour tweeter.
Ces phénomènes de participation sont observables dans la plupart des sociétés à différentes époques. Nous connaissons les chansons à répondre, les chansons que l’on entonne en chœur, les pièces de théâtre de marionnettes où les enfants aident Guignol à chercher le vilain…Maintenant, le tweetage social, comme système interactif, s’inscrit dans cette famille de pratiques orales avec ceci de singulier que la conversation combine l’écriture-parole ou la parole-écriture.
Et, l’idée de « chaîne du savoir », de « communauté participante », voilà qui souligne encore la parenté de Twitter avec Wikipédia, le premier comme dispositif plus oralisé d’accumulation de savoir et d’expérience.
Bref, démocratisation, système interactif émergent, disposition à la transmission à l’accumulation du savoir, voilà ce que je retiens du tweetage événementiel.
Enfin, j’ajouterai que la pratique du tweetage social a pour conséquence que l’ensemble du processus devient susceptible d’être apprécié au même titre, sinon plus, que le produit, c’est-à-dire, le propos du conférencier. Le focus de l’appréciation change. Cela signifie que même si la conférence prononcée par le conférencier est un four, l’événement pourrait s’avérer un grand succès. Dans tous les cas, les chances sont bonnes au Podcamp de Montréal aujourd’hui.
(1) Dournes, Jacques. 1990. «Littérature de la voix, les traditions orales», Le grand Atlas des littératures, Paris : Encyclopédie Universalis, p. 89.
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