Dans le cadre du forum Bibliothèques de Montréal 2.0, j’ai eu le plaisir et la chance d’assister à la présentation enlevante de Hubert Guillaud sur le livre à l’ère du numérique.
D’un point de vue philosophique, j’ai trouvé cette conférence très, très stimulante et je voudrais revenir sur une des thèses qu’il a avancée et qui m’a particulièrement interpelé. (Après tout, j’ai vu que Martin Lessard sur Zéro Seconde avait produit des billets en se référant allègrement à Heidegger, je me suis dit que philosopher sur un blogue n’était pas nécessairement un geste complètement déplacé).
Je veux revenir donc sur l’affirmation de Guillaud selon laquelle le livre ne se définit pas par son support mais par la diversité de ses usages.
Cela rejoint cette proposition d’Alberto Manguel, souligne Guillaud lui-même, à savoir qu’il y a autant de livres que lecteurs. C’est une idée intéressante, qui a fait son nid depuis quelques temps déjà dans notre zeitgeist en décloisonnant le livre de certaines conceptions un peu trop réductionnistes. Comme la thèse de la réduction physique par exemple qui veut le livre ne soit que cet entité matériel, physique, cet objet-là.
C’est sûr que le livre, dans le sens de l’oeuvre littéraire, dans le sens très générique, d’un artefact linguistique qu’on lit, n’est pas qu’un objet physique sinon le lecteur ne pourrait pas dire de Pic de Kerouac que c’est « vivant », « dynamique », en même temps que « triste ». Comment 236 pages de papier reliés pourraient-elles posséder ces propriétés, comment du papier serait-il «triste »?
Puis, il y a aussi la réduction intellectuelle alors que le bourdonnement du monde littéraire nous rappelle quotidiennement la pluralité et la richesse des expériences interprétatives humaines. Comment peut-on concevoir de confiner Le Vice-consul à une seule lecture ?
En revanche, quand on considère la thèse Guillaud-Manguel, il y a des raisons de craindre les conséquences de cette thèse autant que celles des propositions réductionnistes.
Je vais seulement leur opposer une objection classique en philosophie de la littérature qui est la suivante : Si on identifie l’œuvre à la lecture qui en est faite, on aura autant de Pic que de lecteurs. Et, on revient alors, paradoxalement, à cette thèse réductionniste qui voudrait faire correspondre une œuvre à l’usage de son lecteur, à cette lecture unique. Le livre-oeuvre Pic se trouve dissout en autant de lectures.
Et ce sont des implications, surtout dans le contexte de la lecture 2.0, où l’on parle beaucoup de lecture partagée, à travers, les réseaux sociaux, Ning, Librarything, etc., que l’on ne souhaite peut-être pas promouvoir. Dans les conditions actuelles proposées par Manguel et Guillaud, la lecture partagée, la communication au tour d’une même œuvre, d’un même objet à lire et à comprendre n’est pas possible. Même le désaccord critique au sujet d’une œuvre ne serait pas possible!
Mais, on évitera les conséquences de la lecture solipsiste en introduisant cette précaution : le livre-oeuvre n’est pas identique à chacune de ses lectures. Il est au moins un texte, un ensemble de marques ordonnées qui véhicule son identité et que je complèterai à travers mon action de lire. Au moins, à cette condition, lorsque je parle et que tu parles de Pic, nous parlons du même livre-oeuvre. Ce livre-oeuvre-type existe comme texte en action à travers la diversité des pratiques, des expériences ou des interprétations.
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