La mission de la Grande Bibliothèque/BAnQ menacée par un projet d’Hydro-Québec

Le rassemblement dans le jardin de la Grande Bibliothèque

Le 10 mai 2025, un rassemblement citoyen a eu lieu dans le jardin de la Grande Bibliothèque (BAnQ) à Montréal. Organisé en opposition au projet d’Hydro-Québec d’y installer un poste de transformation électrique de 315 000 volts, l’événement a réuni des citoyen·nes, bibliothécaires, archivistes, artistes, urbanistes et personnalités politiques autour d’une même conviction : cet espace est un bien commun, culturel et mémoriel, et ne doit pas être sacrifié.

Un terrain stratégique, pas un terrain vague

Dès 1998, lors du choix du site de la Grande Bibliothèque, le terrain adjacent avait été réservé pour permettre une éventuelle expansion, conformément aux normes internationales en bibliothéconomie. Guylaine Beaudry, bibliothécaire chevronnée ayant œuvré dans plusieurs universités, a rappelé que le choix du terrain de la Grande Bibliothèque avait été guidé par une analyse rigoureuse. Ce site avait été retenu pour son potentiel à accueillir un lieu inspirant, tout en répondant aux besoins futurs en matière d’espaces pour BAnQ — conformément aux recommandations de la Fédération internationale des associations de bibliothèques, qui préconise une capacité d’agrandissement de 60 à 70 %.

« Le Jardin d’art n’est pas une incongruité ou une anomalie pour BAnQ. Le Jardin d’art n’est pas un actif superflu à vendre pour combler un déficit ou assurer les coûts d’un projet. Le Jardin de BAnQ n’est pas à vendre, il fait partie du tissu du Quartier latin et de l’avenir de la Grande Bibliothèque. »

Le jardin de la Grande Bibliothèque

De plus, dans ses 30 années de pratique, elle n’a « jamais vu un poste de transformation électrique à côté d’une bibliothèque ».

Plus préoccupant encore, le projet prévoit de réserver deux étages dans le poste électrique pour entreposer des collections de BAnQ. « Ahurissant ! », s’indigne Guylaine Beaudry, en rappelant que les collections de bibliothèques et les archives doivent être conservées dans des conditions strictes : « à environnement contrôlé et selon des critères de température et d’humidité très précis. » Elle affirme : « Dans toutes ces normes, rien, mais absolument rien, ne peut permettre d’aménager un centre de conservation dans un poste électrique. »

Guylaine Beaudry souligne également que les pires cauchemars des bibliothécaires et archivistes concernent « le feu, l’eau et les cyberattaques », et qu’un poste électrique adossé à une bibliothèque fait partie des risques majeurs. Des études en ingénierie démontrent que les risques d’incendie pour ce type d’installation peuvent être quatre fois plus élevés que dans un édifice public traditionnel.

« D’un point de vue urbanistique, il s’agit d’une proposition inacceptable. Aux plans archivistique et bibliothéconomique, ce projet est saugrenu, insoutenable et insensé. En augmentant les risques quant aux conditions de conservation, on met en péril une partie de la mission de

La première présidente-directrice générale, Mme Lise Bissonnette et Guylaine Beaudry, bibliothécaire

BAnQ. »

La première présidente-directrice générale, Mme Lise Bissonnette, était présente à ce « love-in » pour la Grande Bibliothèque, qui célébrait le 30 avril dernier ses 20 ans d’existence. En 2024, ce sont un million et demi de personnes qui ont franchi ses portes. Sa présence témoignait de l’attachement durable à cette institution née d’un projet visionnaire, devenu un lieu emblématique de savoir, de culture et de vie citoyenne.

Les racines d’une aberration 

Pierre MacDuff, pour sa part, rappelle que la construction du poste de transformation projetée nécessite une superficie de 80 000 pieds carrés — soit l’équivalent d’un terrain et demi de football américain. « La volumétrie de ce bâtiment sera plus imposante que celle de la Grande Bibliothèque elle-même », précise-t-il.

Comment a-t-on pu en arriver à une telle « aberration » : implanter un poste électrique massif au cœur du jardin de la Grande Bibliothèque ? Plusieurs éléments se conjuguent pour expliquer cette dérive.

MacDuff dénonce, premièrement, le « catimini » dans lequel ce projet a été développé. Il est stupéfiant de constater que « deux sociétés d’État, on ne parle pas de promoteurs privés désireux de se soustraire aux regards de la compétition, ont fait avancer ce projet dans l’ombre ». Cette absence totale de transparence soulève de sérieuses questions quant au processus décisionnel.

Deuxièmement, « l’aplaventrisme » manifeste de BAnQ et de ses instances dirigeantes. On ne peut que déplorer que « son conseil d’administration accepte sans broncher de se laisser déposséder de ce terrain et que sa présidente-directrice générale refuse incidemment toute entrevue sur le sujet ».

Troisièmement, « l’insensibilité » dont fait preuve Hydro-Québec face aux enjeux culturels et urbanistiques. La société d’État démontre une complète « insensibilité à l’égard des besoins de la Grande Bibliothèque ainsi qu’à l’égard du Quartier latin dont ce sera le plus imposant bâtiment». Cette approche technocratique ignore les dimensions patrimoniales et communautaires.

Ramon Vitesse, zinester et acteur innovant du monde des bibliothèques

Enfin, et non le moindre des aspects, « le silence » assourdissant des autorités municipales. Plutôt que de défendre les intérêts des citoyens et des citoyennes ainsi que du patrimoine culturel, « la Ville de Montréal a eu peur d’affronter Hydro-Québec ». Plus révélateur encore, « il y a un an, elle a plutôt renoncé, au profit d’Hydro-Québec, à une partie de la servitude de passage de ce terrain ». Même les récentes prises de position politiques semblent timides, préférant demander des consultations plutôt que d’opposer un refus catégorique à ce projet inapproprié.

Une lueur d’espoir: la vente du terrain nécessite encore l’autorisation gouvernementale via un décret qui n’a pas été signé.

Une mobilisation politique face à un projet opaque

Manon Massé, députée de Sainte-Marie–Saint-Jacques, Québec solidaire 

La députée de Québec solidaire, Manon Massé, revient sur son implication et la mobilisation qu’elle mène contre le projet de poste électrique d’Hydro-Québec. Informée dès l’automne 2023 par un lanceur d’alerte, elle a entrepris depuis une série d’interventions soutenues auprès du gouvernement caquiste. Courriels, questions, interpellations : rien n’y fait. Les réponses tardent, ou se contentent de reprendre les arguments de la société d’État.

« Ça a été long… j’ai à peu près jamais eu de réponse, sinon mot pour mot le même discours qu’Hydro-Québec », déplore-t-elle, en évoquant ses échanges avec Christine Fréchette, ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie, également responsable de la Métropole. Cette dernière la renvoie finalement à Mathieu Lacombe, ministre de la Culture, qui finit par lui répondre :


« Ce que je peux vous dire, c’est que lorsqu’il y aura transaction, ma condition, c’est que ce soit au bénéfice du milieu culturel. »

Une déclaration jugée évasive, inquiétante et largement déconnectée par rapport à l’ampleur de l’enjeu. Manon Massé prévient que la bataille citoyenne est loin d’être terminée et que les citoyennes et citoyens qui sont engagés ici sont « du bon côté de l’histoire ».

Une voix de l’intérieur contre le projet

Sylviane Cossette, représentante syndicale et travailleuse de la Grande Bibliothèque, a dénoncé à son tour avec force le projet. Elle y voit un symptôme de plus du sous-financement chronique de cette institution culturelle pourtant vitale :

« Ceci fait remonter un problème récurrent : le manque de financement chronique de cette institution et son manque d’espace pour la conservation des archives du Québec. »

Sylviane Cossette, représentante syndicale et travailleuse de la Grande Bibliothèque

Elle rappelle que cela fait vingt ans que les citoyennes et citoyens se sont approprié·es la Grande Bibliothèque et son jardin, un espace qui vit, respire et rayonne à travers des projets inspirants de médiation culturelle, comme le jardin de plantes comestibles en 2023 ou les œuvres d’art en plein air. 

Elle critique aussi l’absence de vision durable, et l’hypocrisie d’une solution qui ferait de l’espace pour les archives au cœur même d’un poste électrique : « C’est tout simplement mettre un pansement sur une plaie déjà ouverte. »

Sylviane Cossette rappelle que des institutions comme Bibliothèque et Archives Canada, confrontées aux mêmes défis, ont su obtenir des investissements majeurs pour construire de véritables centres de conservation. BAnQ, elle, voit son potentiel d’expansion compromis. « La vente des terrains empêcherait de bâtir un projet du type de celui dont a besoin BAnQ pour ses collections. » Elle conclut en lançant un appel à la transparence, à la démocratie participative, et à la protection de l’intérêt public.

Pour une culture centrale, pas périphérique

Lorraine Pintal insiste sur l’importance, pour une nation rassemblée autour de la devise « Je me souviens », de se remémorer les idéaux qui ont inspiré la création de la Grande Bibliothèque, portée avec tant de conviction par Lise Bissonnette. Aujourd’hui, ces raisons demeurent : une métropole culturelle digne de ce nom doit pouvoir compter sur une institution phare au cœur de la ville, à la fois lieu de mémoire, de savoir et de transmission.

« Ce poumon vert au cœur du Quartier Latin en pleine métamorphose, est un espace de réflexion où bon nombre de citoyens et citoyennes viennent puiser une élévation de l’esprit en lien direct avec la richesse littéraire de BAnQ. C’est aussi un lieu de rassemblement où la culture dans toute sa diversité regroupe des communautés avides de découvertes et de dialogues. »

Lorraine Pintal, metteure en scène, comédienne, autrice

L’idée d’y implanter un poste de transformation électrique d’Hydro-Québec témoigne d’une forme d’« amnésie collective », oubliant que Montréal a déjà souffert de décisions hâtives, de projets mal situés, conçus sans consultation sérieuse. Toutefois, « il est encore temps d’empêcher l’inévitable […] Nous pourrons dire avec fierté Je me souviens

Dans une adresse vibrante, Hugo Fréjabise, a proclamé que la culture n’est pas une option ni un loisir de fin de semaine, mais un besoin vital et politique :

« Nous pensons tout ce qui est art et culture comme une urgence très sérieuse, très centrale et vitale. »

Hugo Fréjabise, auteur et metteur en scène

Engagé dans la Grande mobilisation pour les arts, qui a contribué à l’obtention d’une hausse du financement public en culture, il témoigne de l’impact concret que peut avoir la résistance citoyenne planifiée et déterminée. Il dénonce le réflexe de reléguer la culture « au vendredi cinq à sept » ou « au samedi après-midi », comme si elle ne méritait pas d’être au cœur des décisions publiques. Hugo Fréjabise termine avec les mots percutants de Jean-Luc Lagarce, rappelant la mission fondamentale des lieux culturels :

« Nous devons préserver les lieux de la création, les lieux du luxe de la pensée, les lieux de l’invention de tout ce qui n’existe pas encore… Ce sont nos maisons à tous. »

La forêt civilisée de 2005 par Robert Gaudreau dans le jardin de la Grande Bibliothèque

Pas un terrain vacant

Ce terrain n’est pas vacant. Depuis des années, il accueille des projets de médiation culturelle, des œuvres d’art en plein air, des activités communautaires et des jardins comestibles. Il constitue un refuge urbain et un tiers lieu précieux au cœur d’un quartier en transformation, marqué par la densification, la fermeture de commerces de proximité et la fragilisation du tissu social.

Face à cette situation déplorable, les attentes citoyennes que Pierre MacDuff réitère sont claires et se déclinent en trois points essentiels :

  • La Ville de Montréal, tant Projet Montréal qu’Ensemble Montréal, doit exprimer sans ambiguïté son opposition au projet, en raison de sa non-acceptabilité sociale.
  • Le gouvernement du Québec ne doit pas signer le décret autorisant la vente du terrain appartenant à BAnQ.
  • Et surtout, Hydro-Québec doit renoncer à cet emplacement, définitivement.

Pour Pierre MacDuff, l’élan citoyen qui s’est formé au fil des mois témoigne d’un refus clair et organisé. En l’espace d’un an, des lettres ouvertes ont été publiées, une page Facebook a été créée, une pétition a recueilli près de 1 300 signatures. Des citoyen·nes sont intervenu·es en conseil municipal, l’ensemble des député·es de l’Assemblée nationale ont été contacté·es, et la députée de Sainte-Marie–Saint-Jacques, Manon Massé, a relayé ces préoccupations jusqu’à Québec. Le rassemblement d’aujourd’hui n’est qu’une étape. Il y en aura d’autres, affirme-t-il, tant qu’Hydro-Québec n’aura pas renoncé à ce site.

Militantisme documentaire

Un des affiches de l’auteur et artiste Clément de Gaulejac en contexte

Cet article s’inscrit dans une démarche de militantisme documentaire : il rassemble, documente et articule des prises de parole citoyennes, politiques, culturelles et professionnelles autour d’un enjeu urbain majeur, soit le projet d’implantation d’un poste électrique sur le terrain de la Grande Bibliothèque. Témoignages, citations, références médiatiques, et appels à l’action y sont consignés non seulement pour informer, mais pour nourrir la mémoire collective d’une mobilisation en cours.

En cela, le texte fonctionne comme une archive militante : il conserve les traces d’un moment de résistance civique, tout en donnant sens et portée aux gestes, aux voix et aux arguments qui s’y expriment. Il contribue à fixer une mémoire vive, ancrée dans la défense d’un bien commun culturel et environnemental.

Parmi les traces de cette mobilisation, les logos d’invitation et les illustrations des pancartes créées, entre autres, par l’auteur et artiste Clément de Gaulejac distribuées par les organisateurs et organisatrices. Un zine d’amour a aussi été partagé.

Pour aller plus loin : comprendre les enjeux autour de BAnQ et du projet de poste électrique

  • Album photo – Mobilisation du 10 mai 2025
    Une série de photos publiées sur Flickr documente le rassemblement citoyen en soutien à la Grande Bibliothèque et contre la vente de son terrain.
  • L’Action nationale – « BAnQ / Le saccage »
    Un dossier qui analyse en profondeur la crise institutionnelle que traverse Bibliothèque et Archives nationales du Québec et les menaces qui pèsent sur sa mission.
  • La Presse – Mobilisation contre la vente du terrain à Hydro-Québec
    Article de Gabriel Béland, 10 mai 2025
  • Le Devoir – Quartier latin unis contre le projet d’Hydro-Québec
    Article de Jean-François Nadeau, 5 février 2025
    Un reportage qui rend compte de la mobilisation locale et de l’attachement des citoyens à ce lieu emblématique.
  • Le Devoir – BAnQ à vendre, une institution de moins en moins grande et une décision sans vision pour l’avenir
    Une tribune publiée le 1er mars sur les enjeux politiques et symboliques liés à la vente du terrain et au projet de poste électrique.
  • Radio-Canada – Berri 2 : un projet d’Hydro-Québec qui suscite de l’opposition
    Article de Jérôme Labbé, 18 février 2025
    Un article de synthèse qui expose les tensions entourant le projet de poste électrique à proximité de BAnQ.
  • Actualitté – Non au béton et aux kilovolts à la place de la culture et des espaces verts
    Article de Hocine Bouhadjera, 28 avril 2025
    Un article relayant les préoccupations citoyennes et professionnelles quant à l’avenir de ce lieu public.
  • Pétition contre le projet de poste électrique
    L’appel lancé par des citoyen·nes, chercheur·es et membres de la communauté universitaire pour préserver les terrains de la Grande Bibliothèque.

Sélection d’activités de médiation culturelle proposées dans le jardin


  • Lectures pour les enfants dans le jardin. Des séances de lecture sont organisées en plein air, offrant aux enfants une expérience littéraire au milieu de la nature.

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