
L’exposition « Sur l’air de la liberté : Chansons de résistantes dans les prisons nazies » offre une relecture forte et poignante de l’engagement de la bibliothécaire et résistante Yvonne Oddon. Autour de 19 chansons documentées par cette dernière à son retour des prisons et camps nazis, cette exposition musicale et documentaire révèle comment les arts populaires et la création poétique ont pu devenir des armes de survie, d’espoir et de résistance. En donnant à entendre ces voix de femmes emprisonnées et déportées, l’exposition témoigne aussi d’une part oubliée d’une histoire culturelle et mémorielle.
Sur l’air de la liberté : quand chanter devient résister
Conçue, dans le cadre de la chaire de recherche du Canada en musique et politique, sous la direction de Marie-Hélène Benoit-Otis avec la collaboration de Cécile Quesney, l’exposition réunit les tapuscrits originaux des chansons, les partitions et les airs populaires sur lesquels elles ont été chantées. Le fonds provient de la Bibliothèque La Contemporaine, Nanterre (France).
L’exposition présente également des reconstitutions vocales a cappella ou accompagnées au piano que l’on a pu entendre lors d’un récital mémorable présenté lors du vernissage à la Maison de la culture Côte-des-Neiges (Montréal, Québec). Offerte en formats physique et numérique depuis le 28 mars 2025 jusqu’au 2 mai, on peut la voir et l’entendre au Centre d’études allemandes et européennes de l’Université de Montréal (Pavillon 3744 rue Jean Brillant, 5e étage) ; elle est hébergée sur un site web dédié, enrichi de contenus analytiques et historiques.
La version itinérante est appelée à circuler dans plusieurs institutions au Québec et en France, prolongeant ainsi l’impact pédagogique et mémoriel du projet. Ce projet s’inscrit dans une démarche de recherche-création et qui a donné lieu à diverses publications scientifiques qui approfondissent le sujet des dynamiques de résistance à l’œuvre dans ces chants de détention.

Yvonne Oddon, pionnière oubliée de la bibliothéconomie
Yvonne Oddon, la plus américaine des bibliothécaires françaises, occupe une place importante dans le livre « Bâtisseuses de la lecture publique », publié en 2024 aux Presses de l’ENSSIB, sous la direction d’Isabelle Antonutti. Cet ouvrage remarquable réhabilite la mémoire de soixante pionnières de la lecture publique en France. En s’appuyant sur des archives souvent fragmentaires, cet ouvrage met en lumière le rôle fondamental joué par les femmes dans la structuration de la profession, dans un univers historiquement façonné au masculin et où les figures des bibliothécaires sont longtemps restées invisibilisées. Préfacé par Arlette Farge, cette recherche fait émerger une véritable histoire sociale des travailleuses de bibliothèque, en exposant leurs réalisations, leurs luttes pour la reconnaissance, et leur apport dans l’évolution de la lecture publique. Un article et plusieurs entrées dans cet ouvrage sont consacrés à Yvonne Oddon.

Née en 1902, Yvonne Oddon suit une formation à l’American Library School à Paris, puis part en stage à l’université du Michigan, aux États-Unis, où elle s’étonne de constater la place centrale accordée aux bibliothèques dans la vie universitaire. De retour en France, elle contribue activement au développement des bibliothèques dans les régions dévastées, notamment par la mise en place du tout premier bibliobus à Soissons en 1933. En 1929, elle est recrutée comme bibliothécaire du musée d’ethnographie du Trocadéro, devenu musée de l’Homme en 1937, où elle introduit des standards innovants inspirés des pratiques américaines : libre accès, classement méthodique, réseaux d’échange de périodiques, et une photothèque documentaire.
Résistante dès 1940, elle cofonde le réseau du Musée de l’Homme avec Boris Vildé et Anatole Lewitsky. Elle affirme, dans une archive sonore qui contient un extrait d’entretien diffusé sur France Culture en 1963, que son engagement est né d’une réaction instinctive face aux «fausses nouvelles», alors qu’elle effectuait, à titre de bibliothécaire, un travail de dépouillement de la presse. Il s’agissait donc, dès le départ, d’une posture résolument antipropagandiste, en réponse à la machine de désinformation nazie. Peu à peu, elle s’est engagée dans une résistance tous azimuts : fabrication de tracts, création du journal clandestin Résistance, contacts avec l’Angleterre pour « transmettre des renseignements nécessaires à la France libre », « transports de volontaires et d’évadés », « organisation de groupes de combat avec dépôts d’armes », etc. Suite à une dénonciation, elle arrêtée en 1941. Elle échappe à la peine de mort, mais elle est déportée et incarcérée dans plusieurs prisons et camps nazis, dont Ravensbrück et Mauthausen. C’est au cours de sa détention qu’elle compose avec ses compagnes de captivité ces chansons de résistance, rassemblées à son retour. Ce matériel constitue aujourd’hui un témoignage bouleversant de la vie culturelle au quotidien dans un contexte de violence extrême.
Après la guerre, elle reprend ses fonctions de bibliothécaire; elle participe activement à la création de l’ICOM (Internationa Council of Museums), collabore avec l’UNESCO, et réédite avec Charles-Henri Bach le Guide du bibliothécaire, devenu une référence. Elle poursuit des missions internationales en Afrique et en Haïti, où elle forme des professionnel.les de la documentation. Yvonne Oddon s’est éteinte en 1982, mais où on se souvient d’elle à la bibliothèque du Musée de l’Homme qui porte son nom.
L’exposition « Sur l’air de la liberté », devrait, à plus d’un titre, faire partie du circuit des bibliothèques et des centres d’archives, car elle appartient à l’histoire professionnelle de ces travailleuses de la mémoire et du savoir.
Nous avons besoin cette énergie de résistance que portait Yvonne Oddon, alors que nous nous abandonnons peut-être en ce moment à une forme de résignation feutrée, souvent maquillée en pragmatisme, qui banalise les reculs en matière de liberté, de justice et de mémoire collective. Le courage d’Oddon, sa créativité, et sa vision d’une bibliothèque comme lieu vivant, solidaire et émancipateur, résonnent avec une acuité particulière dans le monde actuel. Entre démarches individuelles et actions collectives, émerge aussi une injonction à maintenir vivant et bien audible l’ espoir pour des futurs alternatifs — un appel que le parcours de Oddon vient puissamment relayer en écho.
Don’t Look Away : dans l’air du temps, un écho
Ainsi, la plus américaine des bibliothécaires françaises serait sans doute en accord avec R. David Lankes, qui, face à la vague de censure et de persécutions visant les bibliothécaires aux États-Unis, répondait avec force : « Don’t look away. » Ne détournez pas le regard. C’est exactement ce qu’Yvonne Oddon a refusé de faire et qu’il faut entendre : résister, agir et documenter.
Dans ce texte percutant, publié le 26 mars dernier et que j’ai traduit ici, Lankes s’inquiète de la dérive autoritaire actuelle aux États-Unis, où les bibliothèques et institutions culturelles, loin d’être simplement fermées, sont en voie de devenir des instruments de propagande. Il évoque les attaques contre les agences fédérales, les bibliothèques universitaires, les chercheurs et les archivistes, ainsi que la montée inquiétante de la censure, des listes de mots interdits, et des persécutions de bibliothécaires accusés d’être trop « libéraux ». Face à l’inquiétude grandissante de la communauté internationale, il appelle à ne pas détourner le regard.
Plutôt que de se contenter de déclarations officielles ou de pressions diplomatiques, l’auteur exhorte les bibliothécaires à documenter activement cette nouvelle forme de « McCarthysme anti-woke » : archiver les documents censurés, recueillir les témoignages, créer des canaux de soutien, favoriser les discussions critiques et protéger la mémoire du moment. Il insiste aussi sur la nécessité d’agir à l’échelle locale, là où les bibliothèques restent profondément ancrées dans la confiance des communautés. En cultivant des espaces de dialogue, de solidarité et de résistance, les bibliothécaires peuvent, ici comme ailleurs, défendre la démocratie. Mais pour cela : don’t look away.
Rendre visibles les invisibles, les oubliées

Yvonne Oddon faisait également partie de ces nombreuses femmes notables sans image sur Wikipédia. Pour remédier à cette absence visuelle, je me suis permis de dessiner un portrait inspiré d’un remix composite d’images disponibles (vidéo, photo… c’est toujours un défi particulier), afin de rendre hommage à sa mémoire et de contribuer à la visibilité de son engagement. Ce geste s’inscrit dans le cadre de l’initiative portée par Les sans pagEs qui lancent un appel aux illustrateurs et illustratrices pour créer des portraits de femmes dont les biographies sur Wikipédia n’ont pas d’image. Ce projet vise à réduire le biais de genre sur la plateforme en enrichissant les articles consacrés aux femmes, aux féminismes et d’autres sujets sous-représentés.
Je note, par ailleurs, que dans l’article consacré au journal Résistance sur Wikipédia, Yvonne Oddon n’est pas mentionnée parmi les créateurs de cette publication. J’en ai fait un sujet de discussion. Mais, selon le Musée de l’Homme, ce serait bien le cas; elle serait d’ailleurs à l’origine du nom du journal. C’est aussi ce qui est affirmée sur le site du Musée de la résistance en ligne.
Sources principales
Antonutti, Isabelle (dir.) (2024). Bâtisseuses de la lecture publique. Presses de l’ENSSIB.
Chapitre consacré à Yvonne Oddon, dans une étude collective sur les pionnières de la lecture publique en France.
https://books.openedition.org/pressesenssib/13279
Épisode SoundCloud – Se souvenir d’Yvonne Oddon
Témoignage audio retraçant le parcours et l’héritage de cette figure de la bibliothéconomie et de la Résistance.
https://soundcloud.com/contact-742433234/se-souvenir-dyvonne-oddon
Musée de l’Homme – Portrait d’Yvonne Oddon
Bibliothécaire du Musée de l’Homme et résistante, cofondatrice du réseau du Musée de l’Homme.
https://www.museedelhomme.fr/fr/yvonne-oddon-1902-1982
Musée de la Résistance en ligne – Biographie d’Yvonne Oddon
Notice complète illustrée retraçant les grandes étapes de sa vie, de sa formation à ses engagements résistants.
https://museedelaresistanceenligne.org/media10456-Yvonne-Oddon
Wikipédia – Yvonne Oddon (voir aussi la section bibliographie)
Article biographique détaillé retraçant sa carrière bibliothéconomique et son engagement dans la Résistance.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Yvonne_Oddon
🎶 Sur le projet d’exposition
Balado Sonorités – « Chansons de résistantes dans les prisons nazies »
Discussion avec Marie-Hélène Benoit-Otis, Cécile Quesney et Catherine Harrison-Boisvert sur les chansons notées par Yvonne Oddon, leur portée historique et musicale.
https://podcast.ausha.co/sonorites/chansons-de-resistantes-dans-les-prisons-nazies
Exposition « Sur l’air de la liberté : chansons de résistantes dans les prisons nazies » (2025).
Projet dirigé par Marie-Hélène Benoit-Otis avec la collaboration de Cécile Quesney. Reconstitution musicale de 19 chansons documentés par Yvonne Oddon. https://chansonsresistantes.crcmp.org/
UdeM Nouvelles – « Quand des détenues chantaient dans les prisons nazies » (2023)
Entrevue avec Marie-Hélène Benoit-Otis sur l’exposition « Sur l’air de la liberté » et le travail de mémoire autour des chansons notées par Yvonne Oddon.
https://nouvelles.umontreal.ca/article/2023/08/28/quand-des-detenues-chantaient-dans-les-prisons-nazies

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