
Fondée en 1848, la Boston Public Library (BPL) est la première grande bibliothèque municipale gratuite aux États-Unis. Dès son origine, elle a porté une vision profondément démocratique : celle de l’accès au savoir pour toutes et tous, indépendamment du statut social ou économique. Son inscription gravée sur le fronton — « Free to all » — est devenue un emblème puissant de la mission publique des bibliothèques américaines. La BPL a non seulement servi de modèle pour les bibliothèques publiques dans le monde entier, mais elle incarne toujours aujourd’hui l’idéal d’une institution culturelle ouverte, inclusive, enracinée dans la justice sociale et la citoyenneté éclairée. J’ai eu le plaisir de revisiter cette institution inspirante l’été dernier, loin d’imaginer alors l’ampleur des menaces qui allaient émerger quelques mois plus tard.


Aujourd’hui, la mairesse de Boston, Michelle Wu, figure montante de la scène politique américaine, est l’une des voix les plus engagées dans la résistance face aux atteintes aux institutions publiques — dont les bibliothèques, en première ligne. Lors de son discours sur l’état de la ville en janvier 2025, elle déclarait sans broncher (ma traduction) : « Boston a été fondée en affrontant les tyrans. Personne ne dicte à Boston comment prendre soin des siens. Pas les rois, et pas les présidents qui se prennent pour des rois. »
Ainsi, alors que l’actualité nationale et internationale tourne souvent autour de crises géopolitiques, il est une autre forme de crise qui mérite notre attention, particulièrement au sein de notre communauté professionnelle : celle qui touche actuellement les bibliothèques, les archives et l’accès à l’information publique aux États-Unis. Depuis le retour de Donald Trump à la présidence le 20 janvier dernier, plusieurs décisions et décrets exécutifs viennent ébranler les fondements mêmes de la mission sociale et éducative de nos collègues américains.
À travers cet article, je souhaite partager avec mes collègues du Québec, du Canada et de la francophonie quelques faits récents qui, bien qu’ils puissent sembler lointains, résonnent profondément avec les valeurs que nous portons collectivement. Il s’agit ici non seulement de la liberté intellectuelle et de l’accès à l’information, mais aussi de l’intégrité professionnelle, de la recherche, de la diversité des savoirs et de la justice sociale.
Je suis bien consciente que nous évoluons dans un contexte de surcharge informationnelle, où la multiplication des nouvelles et des signaux contradictoires participe, volontairement ou non, à une forme de brouillage stratégique. Cette saturation fait d’ailleurs partie des techniques de propagande utilisées par certains gouvernements, visant à diluer la portée des enjeux réels et à noyer les alertes. C’est précisément pour cette raison qu’il devient si important, dans nos milieux — bibliothèques, archives, recherche, journalisme — de trier, colliger, organiser et analyser l’information, afin de rendre lisible ce qui tend à être fragmenté ou camouflé.
En tant que membre de l’American Library Association (ALA), je vois passer un flux constant de communications, de communiqués, de témoignages et d’alertes. Ce texte est une tentative de partager une lecture d’ensemble, une synthèse permettant de rendre perceptible la dynamique actuelle pour celles et ceux qui, d’ici ou d’ailleurs, n’en mesurent pas encore l’ampleur. Car mieux comprendre ce qui se joue au sud de la frontière est devenu un enjeu tout aussi stratégique, en réponse à la désinformation, et tant pour anticiper les répercussions possibles dans nos contrées que pour protéger nos propres institutions contre les dérives autoritaires et les atteintes à la démocratie.
Un décret présidentiel qui sonne l’alarme

Le 14 mars, en soirée, le président Trump a signé un décret intitulé « Poursuivre la réduction de la bureaucratie fédérale » (Executive Order on Continuing the Reduction of the Federal Bureaucracy), ciblant directement l’Institute of Museum and Library Services (IMLS), l’agence fédérale qui soutient les bibliothèques américaines à travers les États.
Derrière un langage technocratique se cache une réalité bien plus brutale : le décret vise à éliminer de facto l’IMLS, en limitant ses demandes budgétaires aux seuls fonds nécessaires à sa fermeture. Toute autre demande de financement sera rejetée par l’Office of Management and Budget (OMB).
Ce décret s’ajoute à une loi de crédits provisoires pour l’exercice 2025, adoptée et signée le même jour, qui maintenait pourtant les fonds de l’IMLS au niveau de 2024. Mais le décret présidentiel restreint désormais leur utilisation aux seuls programmes explicitement requis par la loi, excluant ainsi potentiellement un grand nombre d’initiatives pourtant cruciales pour les bibliothèques publiques, scolaires et universitaires à travers le pays et, en premier chef, les programmes reliés à l’équité, la diversité, l’inclusion.

L’ambiguïté persistante sur ce qui est considéré comme « statutairement requis » laisse craindre une interprétation restrictive, voire hostile, dans la mise en œuvre. La réduction à néant de l’IMLS pourrait se concrétiser très bientôt par l’inscription d’un budget de fermeture dans la proposition présidentielle pour l’exercice 2026, attendue dans les prochaines semaines.
Pour en savoir plus, l’American Library Association (ALA) propose une FAQ détaillée sur le décret ainsi que des outils de mobilisation sur la page Protect Library Funding de sa campagne Show Up for Our Libraries.

Des répercussions bien au-delà de l’IMLS
La menace qui pèse sur l’Institute of Museum and Library Services n’est pas un cas isolé : elle s’inscrit dans un climat plus large de méfiance, voire d’hostilité, à l’égard des institutions publiques de mémoire, de savoir et de transmission culturelle. Depuis janvier 2025, plusieurs autres mesures prises par l’administration Trump viennent accentuer cette pression, transformant ce qui semblait être un conflit budgétaire en attaque idéologique systémique contre les fondements mêmes de l’accès libre et pluraliste à l’information.
Suppression de données publiques : une mémoire numérique effacée
Depuis la fin janvier, des milliers de pages web et de bases de données gouvernementales ont été altérées, rendues inaccessibles ou supprimées. Cela concerne des sujets comme la santé publique, les changements climatiques ou les inégalités sociales. Des articles de référence comme ceux publiés dans le New York Times, Wired, et The New Yorker ont documenté cette tendance alarmante.
Pour y faire face, le Data Rescue Project, un collectif d’archivistes, de bibliothécaires et d’activistes des données, coordonne les efforts de sauvegarde et de mise à disposition alternative des données effacées.
Les attaques actuelles du gouvernement Trump ne ciblent pas uniquement les bibliothèques et les archives : le secteur de la recherche scientifique est lui aussi directement visé. Plusieurs programmes de financement ont été suspendus ou redirigés, en particulier ceux liés à la diversité, à l’environnement ou à la santé publique. Des mesures préoccupantes ont également été signalées en lien avec l’indépendance des données scientifiques produites par les agences fédérales. Sur ce sujet, je vous invite aussi à consulter les interventions de mon collègue Vincent Larivière, qui suit l’évolution des politiques américaines en matière de science et de diffusion des savoirs, et qui éclaire leur impact sur la recherche canadienne.
Des licenciements ciblés dans les institutions fédérales
Des coupures budgétaires mises en œuvre par le Department of Government Efficiency (DOGE) ont conduit à une vague de licenciements, entraînant notamment la fermeture temporaire de la John F. Kennedy Presidential Library ainsi que des perturbations au sein des Archives nationales des États-Unis (NARA). D’autres bibliothèques présidentielles auraient également été touchées par des mesures similaires. Ces licenciements visent en particulier les employés en période probatoire — c’est-à-dire en poste depuis moins de deux ans —, ce qui facilite leur révocation sans obligation de justification formelle.
Le 7 février, l’archiviste nationale des États-Unis, Colleen Shogan, a été abruptement congédiée par le président Trump, comme l’ont rapporté CBS News. Son adjoint, William “Jay” Bosanko, a choisi de prendre sa retraite peu après.
En réaction, l’American Library Association (ALA) a signé une lettre ouverte adressée à la Maison-Blanche, en collaboration avec plusieurs organisations, puis rejointe par la Society of American Archivists (SAA), dénonçant une atteinte grave à la mémoire nationale et aux droits d’accès à l’information publique.

Censure idéologique dans les bibliothèques scolaires militaires
Conformément à un décret présidentiel de début 2025, les bibliothèques scolaires des bases militaires ont reçu l’ordre de retirer les livres associés à « l’idéologie du genre » ou aux « approches discriminatoires de l’équité ». Ce langage flou mais orienté vise en réalité à purger les collections de tout contenu lié aux luttes sociales ou aux enjeux actuels de justice; une avenue qui affecte aussi les activités telles que les clubs de lecture. Parmi les titres visés : No Truth Without Ruth (sur la juge Ruth Bader Ginsburg), Freckleface Strawberry (de Julianne Moore), et Hillbilly Elegy (de J. D. Vance, le vice-président!). La directive a été dénoncée par l’ALA et l’American Association of School Librarians (AASL) comme une violation du Premier amendement.
Des élèves de bases américaines en Europe et en Asie ont organisé une protestation coordonnée, comme le rapporte Stars and Stripes et PEN America.
Une offensive anticipée, une riposte organisée
Ce n’est pas la première fois que Donald Trump tente d’éliminer l’IMLS : il l’avait déjà proposé à quatre reprises lors de son premier mandat dans ses propositions budgétaires annuelles (2017–2020), comme le rappelle l’American Library Association (ALA). Mais cette fois, les mesures sont plus concrètes, plus structurées et plus menaçantes.
Heureusement, la riposte s’organise. L’ALA a publié une déclaration officielle le 15 mars dénonçant sans détour cette attaque, affirmant que cette décision « coupe les jambes à l’une plus aimées et respectées des institutions américaines, en s’en prenant à son personnel et aux services qu’elle rend » (« cutting off at the knees the most beloved and trusted of American institutions and the staff and services they offer », ma traduction).
La campagne Show Up for Our Libraries, lancée en anticipation de ce scénario dès la fin de 2024, mobilise depuis des mois bibliothécaires, archivistes, élu·e·s et citoyen·ne·s autour de la défense du financement fédéral de institutions. Depuis la publication du décret, plus de 55 000 messages ont été envoyés aux membres du Congrès via le centre d’action de l’ALA. La campagne met à disposition des modèles de lettres personnalisables, ainsi que des ressources pour organiser des visites de bibliothèques avec des élu·e·s.
En parallèle, l’ALA renforce ses efforts juridiques et politiques, notamment à travers son Public Policy and Advocacy Office (PPAO). Elle prépare activement le Congrès annuel de plaidoyer à Washington, prévu les 2 et 3 avril 2025, où des représentant·e·s de l’ALA — dont la présidente Cindy Hohl, la directrice générale par intérim Leslie Burger, le président du comité législatif,Ed Garcia et la présidente élue Sam Helmick — rencontreront les bureaux des membres du Congrès responsables des budgets liés aux bibliothèques.
Enfin, dans le cadre de la Semaine nationale des bibliothèques (6 au 12 avril 2025), l’ALA offrira un webinaire qui sera accessible à tous et toutes, le 11 avril, intitulé How to Protect Federal Library Funding. Ce sera le quatrième volet de la série Show Up for Our Libraries.

Une solidarité nécessaire, une vigilance partagée
Pour les professionnel·le·s des bibliothèques et des archives d’ici et d’ailleurs, ces événements rappellent que nos institutions ne sont jamais totalement à l’abri. Ce qui se passe actuellement aux États-Unis est un signal fort : les bibliothèques deviennent des cibles dès lors qu’elles incarnent la diversité des savoirs, l’accès à la connaissance, et la résistance aux discours dominants. Le cas de l’Institute of Museum and Library Services menacé de fermeture, les licenciements aux Archives nationales, ou encore la censure dans les bibliothèques scolaires militaires, en sont autant d’exemples récents.
Ces actions ne sont pas isolées. Elles traduisent une stratégie concertée de réduction de l’espace public des savoirs, sous prétexte de simplification administrative ou de neutralité idéologique. En réalité, ce sont la pluralité des points de vue, l’autonomie des institutions de mémoire, et la liberté de chercher, d’enseigner et de transmettre qui sont visées. Ces dynamiques ont été bien analysées dans plusieurs études critiques et formations sur les effets de la désinformation et du populisme sur les institutions du savoir, notamment par Freedom to Read Foundation ou PEN America.
Pour les bibliothécaires, archivistes, enseignant·e·s, chercheur·se·s et défenseur·se·s des biens communs informationnels, il ne s’agit pas d’observer ces événements comme une simple crise américaine. Ce qui se joue là-bas peut — et doit — nous inspirer des mécanismes de vigilance, des réflexes de solidarité, et une réaffirmation de notre rôle critique, social, et éthique, notamment à travers nos engagements envers la liberté intellectuelle et la justice sociale. Au sujet de cette dernière, on se rappelera que l’American Library Association (ALA) reconnaît désormais, depuis 2022, la justice sociale comme une compétence professionnelle fondamentale et transversale, affirmant qu’elle fait partie intégrante de la pratique des bibliothécaires et des professionel·l·e·s de l’information, notamment dans leur capacité à promouvoir l’équité, la diversité et l’inclusion, à remettre en question les systèmes d’oppression, et à servir toutes les communautés avec sensibilité et engagement (ALA Core Competences of Librarianship, 2022, p. 4). On ne peut que craindre un recul important sur ces plans.
Il importe de rester informé·e·s, mais aussi de faire écho à ces luttes dans nos propres contextes. En relayant ces informations au sein de nos réseaux professionnels et communautaires, en réfléchissant collectivement à leur portée dans nos milieux, et en cherchant à clarifier et réaffirmer nos engagements éthiques et professionnels, nous participons — fût-ce modestement et pour l’instant — à l’exercice d’une veille critique et démocratique transnationale. C’est un minimum nécessaire, pour l’instant, mais aussi une responsabilité partagée.
Les répercussions ne sont d’ailleurs plus seulement théoriques ou lointaines. Ce qui se passe actuellement du côté de la bibliothèque Haskell, située à cheval entre Derby Line (Vermont) et Stanstead (Québec), en est un signe troublant. Cette institution unique, littéralement traversée par la frontière canado-américaine, « symbole de l’amitié canado-américaine », a récemment vu ses accès restreints et ses usages surveillés, dans un contexte sécuritaire exacerbé. Les usagères et usagers canadiens désormais empêchés doivent passer par la porte de secours pour y accéder. Un prélude dystopique, peut-être, où les tensions politiques du Sud commencent déjà à se faire sentir jusqu’au Nord — jusque dans les lieux mêmes qui incarnent la coopération, la culture partagée et l’idée d’un savoir sans frontière.

Pour aller plus loin
Documents officiels et contexte législatif
- Décret présidentiel du 14 mars 2025 : White House – Executive Order on Continuing the Reduction of the Federal Bureaucracy
- Loi de crédits pour l’exercice 2025 : Congress.gov – H.R.7463
Réactions et outils de mobilisation
- Déclaration de l’ALA (15 mars 2025) : ALA Press Release
- FAQ de l’ALA sur le décret du 14 mars : ALA – FAQ on IMLS Executive Order
- Campagne Show Up for Our Libraries : Page principale de la campagne
- Campage Show Up for Our Libraries: How to Protect Federal Library Funding: Webinaire ouvert au public

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