La version courte de ce texte a été publiée dans Le Devoir aujourd’hui en respectant le format exigé (800 mots à peu près) pour les lettres d’opinion. Voici la version originale.
Il n’y avait aucune bonne raison de brûler des livres. Un consensus s’est formé à ce sujet lequel a aussi impliqué des membres des Premiers peuples. Comment l’élagage, une opération aussi courante que nécessaire dans les bibliothèques, a-t-il pu dérailler à ce point ? Que penser de cet événement dans une perspective professionnelle ?
Pour des raisons évidentes de gestion d’espace et de mise à jour des collections, les responsables de bibliothèques doivent périodiquement élaguer, c’est-à-dire, identifier des documents qui ne sont plus adéquats pour la mission et les publics, puis faire des choix, quelques fois difficiles, pour les retirer de la circulation. L’élagage exige des outils, des critères et une méthode, pour être conduit. Les critères considérés par les bibliothécaires concernent l’état du document, son usage, mais aussi la pertinence et la valeur du contenu. Les documents sont désélectionnés lorsque, par exemple, ils ne sont plus utilisés, sont détériorés, contiennent des informations désuètes sur le plan scientifique, ou alors, en contexte scolaire, lorsqu’ils cessent d’être pertinents pour les programmes d’études sinon l’ordre d’enseignement. La présence de stéréotypes discriminatoires (sexistes, racistes, ethniques, religieux, culturels, sociaux, physiques ou autres) constitue un critère de contenu important. La qualité de la langue et des illustrations peut également être mise en cause. Dans le cas des bibliothèques nationales, la question se pose autrement car leur mandat est d’assurer l’acquisition et la conservation permanente de tous les ouvrages publiés sur le territoire qu’elle couvre ou qui concerne directement ou indirectement le dit territoire. Mais, dans tous les cas, la gestion des collections, dont l’élagage fait partie, est enseignée dans les écoles de bibliothéconomie et de sciences de l’information. Ainsi, les bibliothécaires disposent de la préparation professionnelle requise pour entreprendre avec discernement et compétence ces activités en se souciant des usages pluriels.
Ajoutons, que la désélection ne mène pas forcément à l’élimination des documents. Cela ne veut pas dire que, dans une perspective professionnelle, on n’élimine jamais de livres en bibliothèque; on en pilonne assurément. Mais ce n’est qu’une des actions disponibles, après la désélection, qui coexiste avec d’autres alternatives comme celles de les réorienter dans d’autres sections, de les entreposer dans un dépôt ou un magasin. On peut aussi en faire don à d’autres bibliothèques sinon à des organismes. La destruction par le feu dans une mise en scène symbolique ne fait pas partie des pratiques professionnelles.
Dans le cas du Conseil scolaire catholique Providence en Ontario, dans quelle mesure, les bibliothécaires scolaires ont-elles ou ils participé à cette initiative ? Est-ce qu’il y en avait déjà ? Dans quelle mesure a-t-on pris en compte leur expertise professionnelle, si c’est le cas, dans les différentes étapes de ce processus dont les moyens et les fins ne s’inscrivent pas dans le cadre d’un élagage courant ? Car il semble, en effet, que nous sommes face à une instance de censure, de mise à l’index et même un autodafé pour les quelques trente livres qui ont été brûlés et dont les cendres ont été récupérées pour engraisser la terre d’un arbre nouvellement mis en terre. C’est un symbole chargé pour une bibliothèque scolaire, son jeune public et plus largement la communauté. L’autodafé est le fait d’un groupe autoproclamé de censeurs qui agissent à partir de leur version particulière de la morale ou de la religion. Ces ingrédients étaient présents dans cette institution confessionnelle catholique en Ontario et la cérémonie s’est avérée, de surcroît, une pure fabrication n’ayant rien à voir, comme l’ont souligné des représentants des Premiers peuples, avec les traditions autochtones.
Ainsi, les bibliothécaires et les archivistes, ne sont pas simplement là pour ranger des documents, objets de lecture ou de mémoire. Ces spécialistes des sciences de l’information sont, et doivent demeurer, un rempart contre la censure aux formes constamment changeantes. Leur préparation académique et scientifique est un gage de compétence qui ne doit pas être sous-estimé et, parmi les services qu’ils peuvent rendre à la société, cet engagement en faveur de la liberté intellectuelle contribue étroitement à leur mission en matière d’accès, de préservation et de création des savoirs.
Depuis quelques années, les défis des professionnel.le.s sont devenus plus complexes que jamais. Traditionnellement, des abonnés des bibliothèques faisaient des demandes de retrait de documents en jugeant que la bibliothèque était trop inclusive lorsqu’elle offrait des contenus jugés sexuellement explicites, violents ou trop progressistes pour les publics. Aujourd’hui, des demandes de retrait se sont ajoutées où l’on juge désormais que la bibliothèque n’est pas assez inclusive lorsqu’elle propose des contenus perçus comme racistes, sexistes, ou désavantageux pour des groupes marginalisés. Toutes les bibliothèques canadiennes sont vivement interpelées par ces situations. Dans une perspective plus large, le défi devient ⎼ comme le disait Todd Kyle alors vice-président de Fédération canadienne des associations de bibliothèques en 2019 ⎼ de réussir à trouver un équilibre entre l’objectif éthique et scientifique visant à offrir un registre étendu de connaissances et de points de vue; y compris des perspectives pouvant être jugées controversées ou impopulaires, tout en veillant à ce que les membres ne considèrent pas que leurs droits et leur dignité sont diminués dans l’espace de la bibliothèque.
On peut dès lors s’étonner du silence assourdissant de nos grandes institutions concernant ce dossier on ne peut plus brûlant et les défis qui l’accompagnent. Où est Bibliothèques et archives nationales du Québec (BAnQ) ? Où sont les grandes bibliothèques publiques ? Nous n’avons trouvé aucune prise de position des principales institutions documentaires pour dénoncer cet événement et prendre part au débat.
Une réflexion collective sur ces questions qui touchent les milieux professionnels et l’ensemble de la société est pourtant inévitable. La question de l’élagage doit notamment faire l’objet d’une stratégie d’action adaptée aux milieux et globalement cohérente car, comme le suggère le ministère de l’Éducation pour les bibliothèques scolaires, « Chaque milieu procède à l’élagage à sa façon. Il importe cependant d’établir un consensus sur les critères à utiliser pour éliminer ou garder un document et de se donner une stratégie d’action. » Il s’agit dès lors de parvenir à élaborer une stratégie qui tienne compte des principes et des valeurs professionnels ainsi que des enjeux reliés à l’autochtonisation, et plus généralement, aux questions d’équité-diversité-inclusion (ÉDI). Comme l’ont fait valoir plusieurs, incluant Ariane Régnier, la président de l’APSDS, le but n’est pas de vider les collections des bibliothèques mais d’être plus engagé en pratiquant un travail de médiation critique avec des documents présentant des scories. La reconnaissance de l’expertise des bibliothécaires scolaires est cruciale à cet égard. Il s’agit aussi de reconnaître, dans tous les milieux, la nécessité d’un renouvellement des collections qui ne sont pas aussi diversifiées que les discours professionnels le prétendent souvent; une révision du travail de description des documents et d’organisation des savoirs et, plus généralement, un approfondissement de nos capacités critiques pour créer des environnements d’accès et d’apprentissage équitables centrés sur les communautés. Où sont les institutions documentaires québécoises qui devraient prendre la responsabilité de ce chantier, faciliter ces réflexions et ces actions, qui sont urgentes, avec les différents acteurs et les actrices dans les communautés et la société civile ?
Marie D. Martel et Carol Couture
Votre commentaire